Lorsque tant de pays européens se sont inquiétés de la crise de l’euro, soit qu’ils doivent passer sous les fourches caudines de la stratégie de déflation salariale imposée aux uns, soit qu’ils puissent craindre que leurs banques soient menacées si des pays débiteurs ne pouvaient continuer à servir leurs dettes - le Royaume-Uni était largement protégé de ces turpitudes.
Lorsque tant de pays européens renâclent à suivre la stratégie économique définie par la Commission européenne et que le Pacte budgétaire européen fait obligation aux membres de l’eurozone de suivre - et certes la loi El Khomri, qui doit tant au guidage par l’Union europénne, est refusée par une grande majorité des Français - le Royaume-Uni définit sa politique budgétaire indépendamment et fait ses propres choix.
Lorsque de la France à la Pologne, de la Suède à l’Italie et de l’Allemagne à la Grèce beaucoup s’inquiètent d’une migration anarchique de masse soudain multipliée à partir de l’été 2015, que les gouvernements se déchirent entre eux ou s’humilient devant un dirigeant turc despotique pour obtenir son aide - le Royaume-Uni maintient les contrôles aux frontières qu’il n’a jamais abandonnés, et si l’immigration augmente chez lui c’est avant tout celle issue d’autres pays européens.
"Mais vous Monsieur Cameron, vous n’avez pas ce genre de problèmes ?"
"Eh... c’est que nous ne sommes ni dans l’euro ni dans Schengen, voyez-vous !"
Et pourtant, c’est bien ce pays qui se prépare à voter sur un éventuel retrait de l’Union Européenne, et en ce 10 juin les sondages ne peuvent donner de tendance fiable - parmi les cinq premiers sondages publiés au mois de juin, deux prévoyaient le retrait et trois le maintien.
Pourquoi envisager de sortir de l’Union Européenne quand on a largement réussi à se protéger du pire de ses ratages ? Faut-il invoquer une excentricité britannique ?
Non... car la question qui demeure est fondamentale.
Le Parlement britannique, aussi peu souverain que les autres
D’un côté, les Britanniques ont conservé la gestion de leur monnaie, ils ont conservé le contrôle de leurs frontières - avec le recul difficile de nier qu’ils ont peut-être eu raison.
De l’autre, il reste que leur Parlement, autant que les Parlements des autres pays de l’UE, a bel et bien perdu une partie importante de ses pouvoirs et de son influence.
Si on laisse de côté les arguments de court terme, presque négligeables par comparaison - tel ou tel choix fera gagner ou perdre à la Grande-Bretagne quelques milliards, suivant qui vous écoutez entre partisans et adversaires du Brexit, et autres questions relativement secondaires pour peu qu’on veuille bien prendre un peu de hauteur - le rôle et les pouvoirs du Parlement, voilà bien la question de fond que les Britanniques sont appelés à trancher ce 23 juin.
La Grande-Bretagne est particulièrement fière de sa tradition parlementaire, c’est sans doute le premier pays européen où le Parlement a pris le pouvoir de préférence à une institution non élue, à l’époque un roi doté d’un pouvoir prépondérant. Cette tradition, comme celle des autres pays européens anciennement démocratiques, est actuellement très mal en point puisque une très grande partie de la législation votée dans les parlements des pays membres de l’UE est en fait dérivée directement du droit européen, lequel est créé par la Commission Européenne, qui est tout aussi peu élue que l’étaient les rois souverains du passé. Or, les traités européens font obligation à tout parlement d’un pays membre de l’UE de le reprendre à son compte. Ce qui est en contradiction frontale avec les traditions et les chartes fondatrices de la démocratie.
Les avantages du maintien dans l’UE sont-ils suffisants pour justifier de continuer à souffrir cela ? C’est avant tout à cette question que les Britanniques répondront bientôt, en ce qui les concerne.
Intermède historique, ou le triple Non de Margaret Thatcher - qui n’empêcha rien
Voici une vidéo historique, celle de Margaret Thatcher au Parlement britannique en 1990, avec son triple "No !". La vidéo est ici (en anglais, sous-titrage disponible). Et voici la traduction des principaux extraits :
0’0’’ - Notre objectif est de maintenir le pouvoir et l’influence de ce Parlement, plutôt que de le déshabiller de nombreux pouvoirs
(...)
1’14’’ - Oui la Commission veut bel et bien augmenter ses pouvoirs, oui c’est une institution non élue, et je ne veux pas qu’elle augmente ses pouvoirs aux dépens de ce Parlement !
Alors oui bien sûr nous résistons, bien sûr le président de la Commission M. Delors a dit en conférence de presse l’autre jour qu’il voulait que le Parlement européen soit l’institution démocratique de la Communauté, il voulait que la Commission en soit l’exécutif, et il voulait que le Conseil des ministres en soit le sénat. Non ! Non ! Non !
(...)
2’26’’ - A quoi bon se faire élire à ce Parlement, si c’est seulement pour remettre la monnaie, et remettre le pouvoir de ce Parlement à l’Europe !
Un plaidoyer énergique c’est certain. Mais au final, Margaret Thatcher n’empêcha rien, et l’institution non élue - la Commission - a bel et bien largement augmenté ses pouvoirs aux dépens du Parlement élu du Royaume-Uni, tout comme aux dépens des Parlements des autres nations de l’UE.
No ! No ! No !
Détour instructif par Bruxelles aujourd’hui - et par Paris en 1789
Les directives européennes - celles qui s’imposeront ensuite aux Parlements élus des différents pays membres - sont initialement préparées par la Commission Européenne. Elles doivent ensuite être approuvées par le Conseil des ministres, ainsi que par le Parlement européen.
En pratique :
- La Commission n’est en aucun cas une institution démocratique, n’étant pas élue. La nomination par des chefs d’Etat et de gouvernement n’est pas une élection. C’est pourtant elle qui est à l’origine des textes
- Elle a la haute main non seulement sur la rédaction, mais encore sur le processus de validation à travers l’ordre du jour du Conseil des ministres, lequel est l’organe de validation principal, le Parlement européen ne pouvant modifier grand chose
- Or au Conseil des ministres, le veto national n’est absolument pas disponible pour tous les sujets, son champ tend même à être de plus en plus réduit. Sur tout sujet où c’est la majorité qui suffit, un texte peut s’imposer au Parlement élu d’un pays même si le ministre qui le représente au Conseil a voté contre
- N’oublions pas d’autre part que les députés par exemple français au Parlement européen ne sont généralement pas en mesure de défendre les intérêts de la France si une majorité de députés d’autres pays veut prendre une décision qui va à leur encontre - c’est qu’à eux seuls ils ne sont qu’une minorité assez réduite du total. Et c’est vrai naturellement pour tous les pays, y compris la Grande-Bretagne
- Sans compter naturellement que dans les faits, la plupart rejoignent l’un ou l’autre des partis trans-nationaux (exemple le PPE pour la droite) dont les positions... peuvent à l’occasion différer de celles qu’ils sont censés soutenir sur la scène de leur pays
Ce processus de rédaction et d’approbation des lois ne saurait être appelée démocratique. C’est contre ce genre de mécanisme, qui aurait également fait hurler Montesquieu le théoricien de la séparation des pouvoirs, que s’élevait le Premier ministre britannique en 1990.
En tout état de cause, cette procédure d’approbation ne saurait être appelée démocratique au sens de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, dont il est utile de rappeler les extraits suivants :
Art. 3. Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.
(...)
Art. 6. La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. (...)
Le simple fait qu’une directive, donnant lieu ensuite à transposition imposée dans le droit français, puisse être approuvée en contradiction avec la volonté de la majorité des représentants au Parlement français, des représentants français au Parlement européen, et du gouvernement français par-dessus le marché, est une infraction frontale à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
La Loi n’est alors pas l’expression de la volonté générale... et la Souveraineté ne réside pas dans la Nation.
C’est une partie importante et croissante de nos lois, de celles de la Grande-Bretagne, et de tous les autres pays membres de l’Union Européenne qui est écrite de cette manière.
Le gouvernement Cameron défend l’Union Européenne - le Royaume-Uni sera-t-il le mouton noir ?
Alors le 23 juin, est-ce que ce sera la revanche du Parlement britannique ?
Appuyé par les Etats-Unis, par les avis du FMI et de l’OTAN, par les grandes banques et grandes multinationales, le gouvernement Cameron a décrit de manière aussi objective et dépassionnée que possible les conséquences d’un Brexit...
Ce qui donne à peu près ceci :
Brexit ? La fin du monde !
Il est permis de douter que cette stratégie de propagande communication soit très habile. Il est en effet malsain de conseiller un choix, non pour ses qualités intrinsèques, mais en prévenant que l’enfer se déchaînera en cas de choix opposé.
D’autant plus s’agissant d’une décision liée à l’appartenance ! Ce qui implique un lien avec l’identité, la manière dont on se voit soi-même, et ne peut être bien basé que sur un sentiment d’affection. L’affectio societatis, mot certes peu usuel mais précis, la "volonté commune entre plusieurs personnes physiques ou morales de s’associer"
Dire en substance que "on n’a pas le choix, on est bien obligés de rester", car "pauvres petites choses on serait tout perdus sans l’UE", et appeler ça une bonne propagande pour l’Union Européenne, c’est d’ailleurs s’exposer à quelques risques, et peut-être déconvenues.
Car enfin les Britanniques ne sont pas historiquement connus pour un manque de fierté.
"Keep a stiff upper lip", reste courageux face à l’adversité
(littéralement : garde bien ferme ta lèvre supérieure)
Et d’ailleurs, devant une menace d’être le "mouton noir", on en a vu d’autres qui n’ont guère été impressionnés...
Ce mouton-là a pourtant refusé à 55%...