Tout d’abord, voici l’état de l’opinion en ce 4 juin 2016, à 5 mois des élections. Après avoir bénéficié depuis deux mois d’un avantage de 6 à 10 points sur Trump, Clinton l’a perdu au moins temporairement depuis environ deux semaines, les candidats républicain et démocrate les plus probables se retrouvant presque à égalité dans les sondages.

Arguments favorisant une victoire de Trump

1. L’électorat américain a historiquement été très instable durant les derniers mois avant une élection, parfois jusqu’aux toutes dernières semaines. On peut se rapporter à ces exemples des cinquante dernières années :

Compte tenu de ses points faibles, la sphère médiatique de Washington fait une croix sur Trump, avertissant que s’il ne s’aligne pas sur l’Establishment il est perdu pour de bon. L’Histoire donne une autre leçon.

Humbert Humphrey a rattrapé un retard de 15 points dans le sondage Gallup du 1er octobre pour finir dans un mouchoir de poche contre Nixon en 1968. Le président Gerald Ford avait 33 points de retard sur Jimmy Carter à la mi-juillet 1975, mais il ne perdit que de deux points le jour de l’élection. En février 1980, Ronald Reagan était 29 points derrière Jimmy Carter, qu’il devait écraser 51 à 41 en emportant 44 Etats. Le gouverneur Michael Dukakis quitta la convention d’Atlanta 17 points devant le vice-président George H.W. Bush en 1988. Cinq semaines plus tard, Bush avait une avance de 8 points qu’il devait maintenir, et il enleva 40 Etats.

Tout ceci montre l’extraordinaire volatilité de l’électorat à l’époque moderne. Comme l’année passée l’a montré, c’est toujours le cas.

Même si théoriquement la volatilité pourrait favoriser aussi bien Clinton que Trump, c’est lui le challenger et non pas elle, donc la volatilité a plus de chance de favoriser le milliardaire. Surtout que :

2. Le dégoût et la colère de nombreux Américains sont à coup sûr plus forts maintenant que dans les années 1970-1980, lorsque déjà des mouvements d’opinion si amples et rapides étaient possibles. Ce qui devrait jouer en faveur de Trump et contre Clinton qui apparaît comme le symbole même des choses-telles-qu’elles-sont.

3. Les propositions les plus critiquées de Trump ne sont en fait pas si problématiques aux yeux d’une grande partie, voire même d’une majorité d’Américains. Exemple frappant, l’idée d’interdire aux étrangers musulmans de visiter les Etats-Unis :

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Plus de soutien au refus des étrangers musulmans en mars 2016 qu’en décembre 2015 - une majorité d’Américains soutient cette proposition de Donald Trump

Si même les propositions les plus critiquées du milliardaire ne suffisent pas à le disqualifier… alors qu’est-ce qui pourrait donc bien le faire ?

4. Quelles que soient les colères et les fureurs de bien des Républicains en vue, tout spécialement des néo-conservateurs, quelque visibilité que puisse avoir le mouvement #NeverTrump… la vérité est que Trump unifie les Républicains tout aussi bien que Clinton unifie les Démocrates.

Quoique on aie beaucoup parlé de désunion au Grand Old Party le parti républicain, il est en fait tout aussi unifié derrière Trump que les Démocrates derrière Clinton. 72% des Républicains s’affirment à l’aise avec Trump comme candidat et seulement 21% se disent gênés. Ce n’est guère différent des 75% de Démocrates à l’aise si Clinton était leur candidate et 21% qui ne le seraient pas.

5. Alors que Trump a déjà subi et survécu au plus gros de ce qui pourrait détruire ses chances, Clinton pourrait bien en être encore fort loin. Monsieur FBI pourrait avoir des surprises en réserves pour la probable candidate démocrate dans l’avenir proche. Peut-être des surprises dévastatrices.

6. Clinton est vulnérable au risque de faible participation, tout spécialement si elle ne parvient pas à se réconcilier avec Bernie Sanders, et surtout avec ses électeurs, c’est-à-dire à les convaincre qu’elle a trouvé son chemin de Damas et s’est convertie – à la gauche, en dépit de ses liens avec la sulfureuse banque d’affaires Goldman Sachs, avec les princes saoudiens ainsi que de son passé va-t-en-guerre – en Irak et en Libye – et favorable au libre-échange intégral. Ce qui n’est pas exactement gagné d’avance.

Il faut noter que sur certains sujets, on peut compter sur Trump pour attaquer Clinton depuis sa gauche, principalement sur la politique étrangère et l’opposition aux guerres inutiles, là où les partisans de gauche de Sanders devraient se sentir plus proche de Trump que de Clinton, aussi paradoxal que cela puisse apparaître. Cela suffira-t-il à les faire voter pour le milliardaire ? Probablement pas. A les faire s’abstenir ? C’est plus envisageable…

7. Elle est aussi vulnérable aux attentats djihadistes. Un nouveau « San Bernardino » quelque part aux Etats-Unis, voire même de nouveaux attentats type « Paris » ou « Bruxelles » quelque part en Europe dans les cinq mois à venir propulseraient Trump en avant aux dépens de Clinton.

8. Enfin, elle est vulnérable aux débats avec Trump, qui l’accusera de corruption, de mensonge et de pousser à des guerres évitables. Et la plupart des Américains approuveront au moins l’une de ces accusations. Beaucoup les approuveront toutes.

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Hillary Clinton et Lloyd Blankfein, PDG de Goldman Sachs, qui la rémunéra 225 000 $ pour un discours de 20 minutes – dont elle refuse de révéler la transcription

Arguments favorables à Clinton

1. Dans les dernières enquêtes d’opinion, Hillary Clinton dépasse Donald Trump d’environ 2 points. Cette marge est faible, mais elle a le mérite d’exister.

2. Trump ne bénéficie que d’un faible soutien de la part des Hispaniques – plus d’un Américain sur six – et d’un soutien négligeable parmi les Noirs – un Américain sur huit. Il a aussi un soutien plus faible parmi les femmes, à cause d’une perception de misogynie de sa part.

Même si les Noirs de toute façon ne votent que très peu pour les Républicains, même s’il parvient à rattraper une partie de son retard parmi les femmes… la grande majorité des Hispaniques sont probablement perdus pour lui. Et Noirs et Hispaniques ensemble représentent près de 30% des Américains.

3. Trump semble avoir un problème réel de contrôle de soi. Il pourrait être vulnérable à de nouveaux emportements, qui fassent se détourner de lui suffisamment d’Américains pour entraîner sa défaite.

Est-il capable de réfréner suffisamment son tempérament ? Ce n’est pas certain. Il pourrait en revanche être suffisamment intelligent, ou suffisamment bien conseillé pour présenter des excuses crédibles s’il s’était laissé emporter une fois de trop et que les conséquences électorales s’en faisaient sentir.

4. Trump pourrait avoir des difficultés à faire deux choses à la fois : recevoir suffisamment de contributions de riches donateurs – rappelons que le total des dépenses des deux camps lors de la campagne présidentielle de 2012 a dépassé le milliard de dollars – tout en conservant l’essentiel de son message, c’est-à-dire ce qui lui a permis d’attirer vers lui nombre de gens qui d’ordinaire ne votent pas. Message dont le centre n’est pas seulement l’immigration et le refus des guerres inutiles, mais encore et la limitation du libre-échange ainsi que de l’influence des super-riches sur la politique américaine.

Trump a affirmé être prêt à financer sa campagne sur ses propres deniers. Cependant, il pourrait ne pas être en position de le faire : si sa fortune a pu être estimée aux environs de 2,9 milliards de dollars, la plus grande partie en est illiquide, consistant en participations dans des projets immobiliers difficiles à réaliser rapidement.

Il pourrait d’un autre côté tenter de faire une campagne « bon marché », comptant que les médias conserveront quoi qu’il en soit leur attention sur lui, et économisant beaucoup d’argent en publicité.

Tenant compte de tout ce qui précède…

Prenant en compte tous ces facteurs, gardant en mémoire les cinq mois qui restent jusqu’à l’élection – en politique, c’est un temps très long – ainsi que le niveau de colère dans la population américaine est sans précédent, la seule conclusion rationnelle est que le résultat de l’élection est totalement imprévisible.

Il faudrait donc conclure que chacun des deux candidats Trump et Clinton a exactement 50% de chance de l’emporter. Lorsqu’il n’existe aucune raison convaincante d’évaluer les chances de l’un plus hautes que celles de l’autre, ou plus exactement lorsque les raisons convaincantes sont à peu près aussi nombreuses d’un côté que de l’autre, c’est la seule conclusion rationnelle.

Plus précisément, la conclusion doit être 45% de chances pour Trump, 45% pour Clinton... et 10% pour Sanders.

Le troisième candidat l’emportera-t-il ?

Le sénateur social-démocrate – autant dire gauchiste par rapport à la politique américaine habituelle – n’est en effet pas exclu du jeu ! Aujourd’hui largement dépassé en nombre de délégués par Clinton, il pourrait être désigné candidat par la Convention démocrate, qui aura lieu fin juillet, dans un scénario seulement :

  • Qu’il soit suffisamment proche en nombre total de délégués pour que les « super-délégués », c’est-à-dire ceux qui peuvent faire leur choix personnel dès le premier tout de scrutin de la Convention, soient en mesure de forcer sa désignation s’ils le décidaient en masse. Il semble probable qu’il y parvienne. Cependant, aujourd’hui, c’est précisément le contraire, la grande masse des super-délégués – en général des caciques du Parti démocrate – soutiennent Clinton…
  • Et que Clinton soit rattrapée suffisamment rapidement par l’enquête du FBI qui la vise, menant à son inculpation avant la Convention, à un effondrement probable des intentions de vote en sa faveur, et à la panique de l’Establishment du Parti démocrate cherchant en urgence une solution de rechange. Et la seule réaliste serait Sanders
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Le partenaire de Clinton pour la course présidentielle - est-ce Monsieur FBI à ses trousses ?

Cette deuxième condition a beau être nettement plus spéculative que la première, déjà pratiquement réalisée, elle est cependant fort loin d’être impossible.

Les appels des partisans de Clinton à Sanders pour qu’il abandonne sont tout à fait intéressés – c’est que le social-démocrate conserve encore une chance bien réelle, même si elle est assez faible, d’emporter la nomination démocrate. Une certaine équipe d’enquête du FBI, en charge d’un « cas » bien précis impliquant l’ancienne Secrétaire d’Etat Hillary Clinton… pourrait encore décider de l’élection de Bernie Sanders.

Car s’il était le candidat démocrate, Sanders aurait partie facile en face de Donald Trump, sur lequel il a un avantage d’une dizaine de points, et aucune des vulnérabilités liées à des soupçons de corruption passée ou présente ni de vote en faveur de la guerre d’Irak qu’accuse Hillary Clinton. Si Sanders est désigné candidat, il deviendra très probablement le 45ème président des Etats-Unis d’Amérique.

S’il faut donner mon sentiment propre, au-delà des seuls arguments concrets, j’avoue avoir du mal à imaginer Clinton être élue. La dynamique va contre elle comme candidate du statu quo, et ses positions dans l’opinion, encore impressionnantes, courent de nombreux risques de fragilisation. Deux candidats de révolte contre le "Système" sont sur les rangs, Trump l’adversaire principal, Sanders en embuscade, et les révolutions s’arrêtent rarement à mi-chemin.

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Donald Trump, Hillary Clinton et Bernie Sanders