Beaucoup plus importante que le présent "shutdown", la mise en sommeil depuis le 1er octobre d’une partie des services de l’Etat fédéral américain, qui n’est pas la première et pourrait ne pas être la dernière, la question du plafond de l’endettement va être rapidement posée à nouveau.

Si le Congrès américain ne décide pas avant le 17 octobre au plus tard d’augmenter le plafond d’endettement de l’Etat fédéral – qui se situe depuis 2011 aux environs de 16 700 milliards de dollars – le gouvernement américain sera forcé de choisir entre le défaut sur une partie de sa dette, ou bien violer la loi budgétaire en annulant une partie des dépenses approuvées par le Parlement, ou bien violer cette même loi en augmentant l’endettement au-delà du plafond.

Comme durant la précédente partie de poker budgétaire à l’été 2011, les deux branches du système politique américain Démocrates et Républicains sont supposés trouver un accord à la dernière minute, que ce soit l’un ou l’autre qui soit en définitive amener à le céder à son adversaire. A coup sûr c’est là le scénario le plus probable, mais est-ce le seul ?

Des Républicains qui n’ont rien à perdre ?

L’analyse du chroniqueur républicain David Goldman – publiant sous le nom de plume "Spengler" – vaut d’être lue (texte en anglais)

David Goldman avance que le Parti républicain est bien parti pour perdre les élections de mi-mandat en 2014 ainsi que la prochaine élection présidentielle en 2016, ce qui devrait le motiver à défendre pied à pied ses positions sur la réforme de la santé "Obamacare" qu’il veut reporter, forçant le président Obama s’il veut continuer à défendre sa position sur le sujet à "déchirer la Constitution et s’attribuer des pouvoirs dictatoriaux", ce qui mettrait les Américains en fureur contre Obama. "Il n’y a pas d’inconvénient, car le Parti républicain dans son état actuel est déjà un perdant certain", suivant Goldman. Si les Républicains suivaient ce genre de conseil, il est possible qu’ils l’emportent et obtiennent des Démocrates le report de la réforme de santé qu’ils désirent tant. D’un autre côté, il est tout aussi possible qu’ils suscitent un raidissement supplémentaire de la position démocrate… ce qui mènerait à une situation ô combien intéressante au matin du 18 octobre.

Deux partis qui ont d’ailleurs toutes les raisons de camper sur leurs positions...

Le président Obama confiait ce jeudi 3 octobre :

Je suis exaspéré par l’idée que si je ne dis pas à 20 millions de personnes qu’elles ne peuvent pas avoir accès à une assurance-maladie, l’Etat restera paralysé (...) Si nous prenons l’habitude de permettre à un parti de se livrer à de l’extorsion (...) alors aucun des présidents qui viendront après moi ne pourra gouverner de façon efficace.

Du strict point de vue constitutionnel, c’est bien le Congrès des Etats-Unis qui décide des dépenses, le budget étant ensuite approuvé par le Sénat. Le premier étant à majorité républicaine refuse de maintenir le financement de l’ "affordable care act" (plus connu sous le nom de Obamacare), ce qui n’est pas illégitime d’un point de vue démocratique. Le second, à majorité démocrate, refuse de laisser passer un budget qui ne maintienne pas ce financement, ce qui n’est pas illégitime non plus et est bien l’origine immédiate de la mise en sommeil d’une partie de l’Etat fédéral.

En somme, entre Républicains et Démocrates, chacun des adversaires a de bonnes raisons de se considérer dans son bon droit, de bétonner ses positions et de rester droit comme la Justice :

- Le fait est que ce sont les sénateurs démocrates qui ont bloqué l’adoption du budget et forcé la mise en sommeil. Les Républicains ont beau jeu de dégager leur responsabilité et de souligner que s’ils ont le pouvoir au Congrès, c’est que les électeurs l’ont voulu. Bref de penser sincèrement qu’ils défendent ni plus ni moins la démocratie, le respect du choix des électeurs et le droit constitutionnel du Congrès à décider de l’utilisation des deniers publics.

- Les Démocrates de leur côté peuvent à bon droit se plaindre du manque de souplesse républicain, accuser leurs adversaires de tenter de forcer leur avantage de manière déraisonnable et de ne pas leur laisser d’autre choix que de bloquer le budget tel que décidé par le Congrès, faire valoir que dans une situation de pouvoir partagé entre Congrès et Sénat des compromis sont indispensables, que de tels compromis sont à la base du jeu parlementaire. Bref ils peuvent dire et penser sincèrement qu’ils défendent la démocratie parlementaire.

Si comme c’est le plus probable, "la raison l’emporte", c’est-à-dire si un accord est trouvé pour éviter un défaut de paiement le 18 octobre, ce ne sera très possiblement pas avant la toute dernière heure.

Crise du "shutdown" : une opportunité pour des décisions audacieuses ?

Un autre scénario, plus surprenant mais pas invraisemblable, proposé par Charles Sannat, est que le gouvernement américain songe à utiliser cette crise politique comme une opportunité d’organiser un défaut partiel sur la dette publique américaine.

Idée farfelue, si l’on prend au pied de la lettre les discours à l’optimisme obligé servis par les hommes d’Etat, les banquiers et la plupart des éditorialistes sur les deux côtés de l’Atlantique. Décision audacieuse mais peut-être pragmatique si l’on prend en compte la situation financière réelle des Etats-Unis, qui n’est pas loin d’être désespérée :

- un endettement public équivalent à celui de l’Italie, c’est-à-dire pire que celui de n’importe quel autre pays développé à la seule exception de la Grèce et du Japon. Le chiffre le plus souvent cité pour la dette publique américaine n’inclut que la seule dette de l’Etat fédéral, se montant déjà à 107% du PIB. Mais la dette publique inclut aussi celle des administrations régionales, dans le cas des Etats-Unis la dette des Etats fédérés et des communes, d’où une dette publique totale de 125% du PIB

- l’endettement privé est également massif, largement pire qu’à Athènes, Tokyo, Rome ou Paris,

- les ravages de la désindustrialisation, plus prononcés que dans la quasi-totalité des autres pays développés, laissent peu de chance à un rebond des exportations à moyen terme,

- le sous-emploi est massif, la réduction du taux de chômage n’étant obtenue que par abandon et radiation de ceux qui sont trop désespérés pour encore chercher un emploi. Le taux d’emploi, c’est-à-dire le rapport entre population employée et population d’âge supérieur à 16 ans, est cruellement révélateur : il n’est jamais remonté depuis sa chute de cinq points en 2008-2009.

Taux d'emploi aux Etats-Unis 2003-2013

Source : Bureau of Labor Statistics

- tout ceci malgré des mesures extraordinaires de soutien à l’activité économique, maintenues depuis déjà cinq ans sans effet positif discernable : taux d’intérêt au plancher, déficit public massif keynésien, opérations répétées d’impression monétaire pour un total de plus de 2800 milliards de dollars, se poursuivant à raison d’un millier de milliards supplémentaires chaque année, et permettant la continuité du financement du déficit de l’Etat fédéral lui aussi de l’ordre d’un millier de milliards chaque année

Bilan de la Banque fédérale américaine 2007-2013

Source: Federal Reserve Bank

Un défaut partiel et une restructuration de la dette publique pourrait être vu comme le moindre de deux maux : cela reviendrait à reconnaître que la politique suivie jusque là n’a fait que reporter et aussi aggraver le désastre final de la banqueroute, et à décider d’arrêter net la fuite en avant et de limiter les dégâts. Naturellement, une telle décision devrait être une surprise pour les créanciers, afin que l’Etat fédéral conserve l’initiative dans la définition des termes de la restructuration. En même temps, il serait nécessaire que le parti au pouvoir puisse éviter d’endosser seul la responsabilité de cette décision et qu’il réussisse à y impliquer l’opposition de gré ou de force. Ces deux conditions sont difficiles à réunir ensemble… mais elles seraient bien réunies au soir du 17 octobre.

Les responsables gouvernementaux prétendent croire que la situation est en-amélioration-rapide-presque-déjà-très-bonne, mais nul n’est obligé de sous-estimer ces distingués personnages : ils ont probablement une vue beaucoup plus réaliste de la situation effective du pays et n’en sont pas nécessairement venus à croire leur propre propagande. Le pragmatisme est une qualité traditionnellement reconnue aux Américains.

Il est à remarquer que le pays étranger qui possède les plus grandes réserves de dette publique américaine, et serait donc le plus touché par son éventuelle restructuration, n’est autre que le rival chinois.

D’autre part, à supposer que le gouvernement américain en soit arrivé à la conclusion de la nécessité d’une restructuration, il serait fort recommandable de ne pas l’organiser une année électorale... Trois ans avant la prochaine élection présidentielle serait une bien meilleure option, afin de laisser le temps à la purge de faire son effet et à ses conséquences positives d’apparaître.

Il ne s’agit pas ici de prétendre que le 17 octobre 2013 sera nécessairement, ni même probablement, une date historique. Il s’agit bien de remarquer que la possibilité que cette journée soit effectivement historique, avec toutes les conséquences qui en découleraient, est fortement sous-estimée par la plupart des analystes. Pour fixer les idées, la probabilité d’un défaut public américain dans les deux semaines est sans doute plus proche de 5% ou même 10%, que de 0,1% ou 0,01%.

Les surprises, cela arrive, surtout à une époque – la nôtre – où tant de crises s’empilent les unes sur les autres. Impossible de les prévoir, mais discerner un risque est déjà la moitié du chemin pour prétendre s’en protéger.

L'invité surprise ?

Bonjour ! Je ne dérange pas ?




Ceci est un article ‘presslib’, c’est-à-dire libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Le Noeud Gordien est un site d’analyses et d’investigations sur la Crise. Article écrit par Alexis TOULET. Merci de visiter notre site