Texte original et reportage - Der Spiegel, édition anglaise, 30 octobre 2013

Traduction en français et Notes - Alexis Toulet pour le Noeud Gordien, 5 novembre 2017

Général Fesses-Nues – Le seigneur de guerre libérien Blahyi cherche le pardon

Pendant des années, Joshua Milton Blahyi, plus connu sous le nom de Général Fesses-Nues, était l’un des seigneurs de guerre les plus redoutés du Libéria. Puis, il est devenu pasteur. Aujourd’hui il visite les familles de ses victimes à la recherche du pardon pour ses péchés.

Un certain mardi, il y a six ans de cela, on a tenté de quantifier la culpabilité de Joshua Milton Blahyi. Le président de son Liberia natal avait désigné une commission de neuf militants des droits de l’homme, avocats, journalistes et prêtres pour déterminer ce qu’il avait fait pendant la guerre civile. Au début de l’audition de 132 minutes, ils lui ont posé cette question : « Combien y a-t-il eu de victimes ? » Le film de l’audition montre Blahyi assis, habillé d’un pantalon blanc, chemise blanche et chaussures blanches, réfléchissant à la question. Combien de gens a-t-il tué ?

Il a regardé devant lui la grande salle luxueuse où se tenait l’audition. Il semblait à la fois concentré et totalement détendu. Pendant la guerre, l’endroit où se tenait maintenant la commission était occupé par un trône présidentiel renversé, un tas d’excréments et un piano noir Steinway rutilant. Ses jambes avaient été retirées avec précaution, comme amputées chirurgicalement. A l’époque, Blahyi contrôlait les rues de la capitale libérienne Monrovia et portait un autre nom.

La guerre, qui dura de 1989 à 2003, coûta 250 000 vies. Un million de personnes quittèrent le pays et jusqu’à 20 000 enfants furent recrutés comme soldats. Les reporters ramenaient des photos d’enfants soldats portant des masques de Halloween et des perruques de femme, mangeant des cœurs humains et décorant les intersections des rues avec des os. Des familles achetaient des sorts magiques dont ils espéraient protection, soit avec de l’argent soit en sacrifiant un membre de la famille. Les chefs se choisissaient des noms de guerre qui auraient pu venir de films, ou de cauchemars, et qui souvent en étaient : Général Rambo, Général Ben Laden, Général Satan.

Blahyi avait la réputation d’être plus brutal que les autres chefs de guerre. Tout le monde connaît son nom de guerre, dont il dit qu’il ne le perdra jamais : Général Fesses-Nues. C’était un cannibale qui préférait sacrifier des bébés, parce qu’il croyait que leur mort promettait la plus grande protection. Il allait au combat nu, portant seulement des baskets, une machette à la main, car il croyait que cela le rendait invulnérable – et de fait il n’a jamais été touché par une balle. Ses soldats pouvaient faire des paris, telle femme enceinte portait-elle un garçon ou une fille, puis ils lui ouvraient le ventre pour voir qui avait gagné.

Blahyi est aujourd’hui un pasteur, qui va à son club d’échecs tous les dimanches.

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Général Fesses-Nues - Chef de guerre et criminel de masse

Joshua Blahyi - Pasteur et père de famille

Interrogé sur ses victimes, il a tourné sa tête sur le côté et s’est essuyé le cou. Il n’avait appris l’anglais que quelques années plus tôt, et il a choisi ses mots avec soin. Ses joues et sa tête massive il les avait rasées, et la sueur coulait sur son front. A la fin, il a dit : « Je ne connais pas le complet… complet… complet total… mais si je… si je… devais calculer… tout ce que j’ai fait… ce serait… ça ne devrait pas être moins de 20 000 »

Un meurtrier avec peu d’égaux

Il n’y a qu’une poignée de gens dans le monde entier accusés d’un nombre similaire de meurtres que Blahyi. Mais personne n’a répondu aux accusations de la même manière que lui. Kaing Guek Eav, le chef d’un camp de prisonniers Khmer Rouge au Cambodge où environ 15 000 personnes furent torturées et tuées, parle de lui-même comme d’un secrétaire ordinaire qui a obéi aux ordres, comme tout le monde dans l’organisation. Le général serbe bosniaque Ratko Mladic, accusé d’actes de génocide entraînant la mort de 8 000 personnes à Srebrenica et 11 000 à Sarajevo, a dénoncé l’accusation comme « des paroles monstrueuses » qu’il n’avait jamais entendu avant. Et le général Augustin Bizimungu, qui aidait à écrire les listes de morts au Rwanda, n’a rien dit du tout.

Blahyi a répondu à toutes les questions consciencieusement, même quand on l’interrogeait sur le goût de la chair humaine. L’enregistrement de l’audition, où on lui rappelle ses déclarations antérieures, est gardé aux archives nationales du Liberia.

« ‘J’ai recruté des enfants qui avaient 9 ou 10 ans.’ Est-ce correct ? »

« Oui »

« ‘Je leur ai enseigné la violence. Je leur expliquais que tuer des gens est un jeu.’ Est-ce correct ? »

« Correct »

« ‘Quand j’abattais et blessais un ennemi, je découpais son dos et mangeais son cœur vivant.’ Est-ce correct ? »

« Je veux apporter une précision… Je laissais aussi le corps étendu pour que mes enfants soldats coupent la personne en morceaux, afin qu’ils n’aient aucun sentiment pour les gens »

« Etes-vous le même Joshua Milton Blahyi qu’on appelle maintenant Joshua l’Evangéliste ? »

« Oui, madame »

« Pourquoi avez-vous décidé, au vu de ce… passé, de venir à la Commission Vérité et Réconciliation ? »

« Pour ma foi. On m’a dit que je devais dire la vérité, et que la vérité me fera libre »

Homme de Dieu ou Simulateur ?

Un dimanche de juillet, cinq ans après l’audition, Blahyi est en train de prêcher dans sa congrégation. L’odeur d’un abattoir imprègne l’église de Monrovia. Dehors, un enfant urine dans le sable. C’est la saison des pluies, mais l’église est remplie de jeunes femmes en robes colorées, d’hommes d’affaires cravatés et de parents berçant leurs enfants. Ils viennent de passer trois heures à chanter, danser et prier. Cela ressemblait davantage à un festival qu’à une cérémonie religieuse et maintenant, alors que l’événement approche de son paroxysme, apparaît l’homme qu’ils attendaient : le Pasteur Blahyi. Il porte une veste blanche. Il prend le micro dans sa main et dit : « Asseyez-vous. Alleluia. Je veux vous parler des bénédictions. Louez le Seigneur ! »

Il s’appelle maintenant Joshua, le nom du successeur de Moïse d’après la Bible. Il prêche la Parole de Dieu. Il a construit une mission pour les anciens enfants soldats qu’il trouve dans la rue, il leur donne nourriture et vêtement. Il a adopté trois enfants. Il a plus de 2 500 amis sur Facebook. Il est reconnaissant quand on le loue, et aussi heureux qu’un petit enfant quand quelqu’un l’embrasse. « C’est un bon garçon » dit sa mère, qui maintenant fait la cuisine pour les anciens enfants soldats. « Généreux et drôle » disent ses enfants, qui maintenant vivent avec lui. « Un homme neuf » dit sa femme.

Est-il possible qu’un criminel de guerre devienne un homme de Dieu ? Ou bien n’est-il qu’un simulateur ? Voilà l’accusation : qu’il revêt chaque dimanche le masque du prêcheur, mais que sous le masque il reste un meurtrier.

Blahyi, 42 ans, est assis sur la terrasse derrière sa maison dans le quartier nord de Monrovia. C’est un homme solidement bâti qui avait autrefois le corps d’un lutteur. Les voisins pendent leur linge. Des enfants crient dans le jardin de la maison d’à-côté. Ses filles, qui sont en vacances scolaires, sont dans la cuisine préparant une salade pour le dîner de poulet qui va être servi. Blahyi aime avoir sa famille autour de lui. Il parle de son fils aîné Joshua, qui a maintenant 12 ans, se prépare à entrer au collège, et voudrait devenir ingénieur en aéronautique. Blahyi regarde un papillon voler au-dessus des palmiers. Ses yeux s’adoucissent quand il parle de ses enfants. « Je pense qu’ils sont fiers de moi »

« Dormez-vous bien la nuit ? »

« J’ai cette bénédiction d’un bon sommeil »

« Etes-vous heureux ? »

« Oui, très »

« Irez-vous au ciel ? »

« C’est ce qui est écrit dans la Bible. Celui qui croit en Jésus ne sera pas condamné »

La stabilité plutôt que la justice

Blahyi n’a jamais été puni pour ses crimes. La Commission Vérité n’avait pour mandat que d’enquêter sur les crimes. La Cour Internationale de La Hague n’a juridiction que sur les crimes commis depuis sa fondation en 2002. Il n’y a jamais eu pour le Liberia de tribunal spécial avec le pouvoir de poursuivre des crimes antérieurs, comme ceux du Rwanda, du Cambodge ou de l’ancienne Yougoslavie.

Un tel tribunal ne pourrait être créé que par une résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Mais l’ONU n’a pas de règle de procédure claire pour des cas comme le Liberia, et il y a souvent un compromis entre la justice et la stabilité. Au Liberia, c’est la stabilité qui a été choisie, parce que si tous ceux dans le pays qui ont commis un meurtre passaient devant un tribunal, le pays se transformerait probablement en une autre Somalie. Blahyi est cependant convaincu qu’il finira par y avoir un tribunal spécial pour le Liberia.

« Seriez-vous prêt à passer le reste de votre vie en prison ? »

« Je l’accepterais volontiers, tout comme la peine de mort. Même si je pouvais m’enfuir, je ne le ferais pas. Mon Seigneur Jésus a dit : ‘Rends à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu’ »

« Comment expiez-vous vos péchés ? »

« Je visite les gens à qui j’ai fait du mal, les victimes de mes crimes. J’essaie de les aider »

« Vous demandez leur pardon ? »

« Oui. C’est le plus difficile. Autrefois je ne sentais rien du tout. Maintenant je ressens leur douleur. »

« De quoi avez-vous peur ? »

« De rencontrer le Seigneur demain, et qu’il me dise : ‘Tu as gâché la chance que je t’ai donnée’ »

Lyn Westman, un psychologue américain qui l’a accompagné pendant plusieurs années, raconte l’histoire de la rencontre de Blahyi avec un ancien ennemi qui le menaçait avec une machette. Blahyi s’est mis à genoux et lui a dit qu’il était d’accord pour mourir, si cela aidait cet homme. Celui-ci a fini par le laisser.

« Il n’y a aucune trace de son ancienne vie. » dit sa femme. Mais ce n’est pas vrai. Blahyi visite depuis des années ses victimes, jusqu’à ce qu’elles lui pardonnent. Et il ne veut pas un pardon ordinaire. « Le pardon complet, le pardon qui vient du fond du cœur » C’est ce que souhaite Dieu, dit-il, tout comme il est écrit dans la Bible, Ephésiens 4, 32 : « Soyez bons les uns envers les autres, compatissants, vous pardonnant réciproquement, comme Dieu vous a pardonné en Christ. ». Dix-neuf parmi 76 victimes lui ont pardonné, dit Blahyi. Mais la plupart ne veulent rien avoir à faire avec lui. Ils se déchaînent sur lui, l’insultent, ou simplement s’éloignent en silence.

S’agenouiller devant les victimes

Faith Gwae est la 77ème victime qu’il visite. Il ne connaît que son prénom, appris du pasteur de sa congrégation qui a arrangé la rencontre. Gwae a donné son accord parce que le pasteur lui a promis que rien ne lui arriverait et qu’elle n’aurait rien à faire, mais que la douleur de sa perte s’adoucirait, comme si elle suivait une thérapie. Blahyi sait qu’il lui a fait du mal, mais il ne se rappelle pas exactement ce qu’il a fait. Gwae vit au fond d’une allée, dans un lotissement sans électricité ni eau courante, qui se réduit à quelques petites huttes, avec des coqs qui chantent sur quelques étendues d’herbe séchée. Il y a un film huileux sur les flaques. Gwae gagne l’équivalent de 20 € par mois en travaillant comme enseignante dans l’un des pires quartiers de Monrovia.

Blahyi sort de sa Jeep à quelques centaines de mètres de la hutte. Il a plu, et il marche avec précaution sur le chemin, là où seuls quelques sacs de ciment l’empêchent de sombrer dans la boue. Il s’arrête à l’arrière de la hutte. Il regarde le ciel gris, puis ses pieds dans la poussière. « C’est mon chemin » dit-il. « J’aimerais bien avoir une alternative. »

Elle se retourne lorsqu’il approche. Elle a l’air surprise. Il avait l’air différent la dernière fois qu’elle l’a vue, il y a 22 ans. Elle avait 16 ans et lui 19. Voici l’histoire qu’elle racontera quelques jours plus tard, avec de longs silences entre les phrases, et sans Blahyi dans la pièce : c’était en juillet 1991, sa famille et elle vivaient dans la banlieue de Zwedru dans l’est du Libéria. Ecoutant la BBC à la radio, ils entendirent des nouvelles de la guerre. Ils se demandèrent s’ils devaient rester ou partir. C’était la saison des pluies et les rivières étaient en crue. La rivière Cavalla, qui forme la frontière entre Libéria et Côte d’Ivoire, était impossible à traverser. « La guerre ne durera pas longtemps », disait sa mère, aussi la famille décida-t-elle de rester. 

Un groupe de la tribu Krahn cherchait des ennemis dans le pays, ce qui dans une guerre civile signifie n’importe quel membre d’une autre tribu. Son frère aîné Daniel cachait une nourrice de la tribu Gio qui travaillait pour la famille depuis des années. « Tout ira bien » disait sa mère. Faith entendit des cris dehors à l’approche des hommes. Tout à coup elle aperçut un homme nu la machette à la main. « Pourquoi est-il tout nu ? » se demandit-elle. Puis elle vit les autres hommes, environ 25 elle l’estime aujourd’hui, portant des armes.

Ils avaient appris qu’une femme Gio se trouvait dans le village. Daniel se tenait devant la nourrice pour la protéger. « C’est un être humain, comme toi et moi » dit-il à Blahyi. Blahyi répondit par un ordre. L’un des garçons s’avança et trancha le pied de son frère. Puis il découpa sa cheville, suivi de son genou et sa cuisse, progressant méthodiquement vers le haut du corps. Son frère finit par se taire.

Blahyi ordonna à tout le monde de s’allonger par terre. Ses hommes violèrent sa mère et ses sœurs, puis les tuèrent. Gwae dit : « Ils ne m’ont pas violée, mais ils m’ont fait des choses dont je ne veux pas parler. Ils m’ont laissé une tache que je conserverai toujours » A un moment Blahyi dit que les choses n’allaient pas assez vite, qu’il y avait d’autres opérations militaires dont il fallait s’occuper. C’est alors qu’il commença à participer.

Gwae se demande parfois pourquoi elle eut la vie sauve. Peut-être était-ce Dieu. Ou peut-être les hommes ont-ils pensé qu’elle était déjà morte.

« Laisse mon cœur tranquille »

Blahyi est maintenant de retour. Il marche vers elle. Main gauche dans sa poche, il s’appuie de la main droite contre la colonne blanche de la véranda. Il a l’air d’avoir perdu quelque chose. Gwae est assise sur un mur, elle tourne le dos à Blahyi. Tous deux attendent. Finalement, Blahyi exhale lentement et dit : « Ma sœur, je suis là seulement pour te dire que je suis désolé. C’est tout ce que je veux dire. C’est tout. »

Puis il s’agenouille et place sa tête massive sur son frêle genou à elle. Il prend son pied vêtu d’une chaussette rose dans sa main droite. Il commence à pleurer. Puis un bruit de sanglot sort de la poitrine de Gwae. On dirait que quelque chose éclate en elle. « Pardonne-moi je t’en prie » murmure Blahyi. Puis il attend, toujours à genoux, mais rien ne se passe.

Elle finit par dire « C’est bon ». Mais ce n’est pas un pardon. Elle veut juste qu’il arrête. Elle secoue la tête. Lève la main. Plus tard, elle dira s’être senti sur le point de mourir (1) Blahyi se lève et s’effondre sur la seule chaise de la véranda, une vieille chaise de bureau noire.

Après quelques minutes Gwae dit : « Je ne veux rien entendre. Je ne veux rien dire. Va-t-en s’il te plaît. Ne me pose plus de questions. Laisse mon cœur tranquille. »

Mais Blahyi ne s’en va pas, il refuse d’abandonner. Il lui propose de l’argent, mais elle refuse. Il lui demande où sont ses parents, si elle est mariée, et pourquoi elle vit seule. Elle ne fait que secouer la tête. Il ne sait pas encore qu’il a tué sa famille toute entière.

« Je sais que je ne peux rien faire pour toi » dit-il. « Mais au moins… laisse-moi être un frère, un père, quelqu’un. Je peux faire la famille, si possible » Les genoux de Gwae commencent à trembler. Tout cela semble tellement faux qu’on a envie d’agripper Blahyi et de l’emmener au loin.

Il essaie de la toucher en parlant de lui-même. « Ça fait mal. Je jouais avec mes enfants récemment, et on rigolait. Et j’ai commencé à penser : maintenant mes enfants rient. Et les autres enfants, ceux que j’ai tués ? » Il s’arrête, puis reprend : « Ces choses me reviennent. Chaque jour est un défi. Je sais que je ne peux pas atteindre tout le monde. Tout ce que je peux faire c’est espérer. »

Evangéliser un seigneur de la guerre

Cette courte phrase d’auto-apitoiement dans cette tentative d’expiation ratée est suffisante pour ouvrir une conversation (2) Gwae, une femme fine, ouvre la bouche et dit : « C’est quelque chose qui n’arrive pas tout de suite. C’est un processus. Laisse-moi seule avec moi-même. Après un moment… j’y penserai. Je ne vais pas me réveiller et dire ‘Oh oui je te pardonne’. C’est impossible, tu sais »

« Je sais » dit-il

« Je ne sais pas », dit-elle.

Il y a deux explications possibles pour ce que fait Blahyi. La première est qu’il joue depuis 17 ans un jeu cynique, le jeu de l’homme pieux. Mais dans un pays où les crimes de guerre sont totalement impunis, cela n’a pas beaucoup de sens. « Ici on honore les gens sans honneur » dit Blahyi. Le général Prince Johnson, qui fit couper les oreilles de l’ancien président et le laissa saigner à mort tout en buvant une cannette de Budweiser assis à son bureau, est aujourd’hui un sénateur dans le parlement libérien. Quand on l’interroge sur ses crimes, il répond : « C’était la guerre. J’étais soldat ». Pourquoi Blahyi devrait-il faire semblant d’être pasteur, et reviendrait-il sur un passé qui au fond n’intéresse personne ? Il aurait pu faire de la politique, ou ouvrir un atelier de garagiste, et personne au Libéria n’aurait été surpris.

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Prince Johnson - Chef de guerre non repenti et homme politique respecté

« C’était la guerre. J’étais soldat »

La deuxième possibilité est que Blahyi a véritablement changé.

L’homme qui pourrait connaître la vérité est l’évèque John Kun Kun de l’Eglise Gagneuse d’Ames de Monrovia. C’est lui qui a transformé le criminel de masse en homme de Dieu. C’est un homme respecté au Libéria, à la tête de l’une des églises les plus influentes. Il est actuellement à Robertsport, une ville côtière à 80 kilomètres au nord-ouest de Monrovia, participant à une rencontre de chefs d’église de tout le pays.

Kun Kun est un homme calme au regard clair. Il se déplace avec la fluidité d’un athlète, mais son discours est mesuré comme celui d’un vieillard. Voici son histoire : quand la guerre civile redémarra en avril 1996, lui et d’autres chefs d’églises décidèrent de faire quelque chose contre la terreur. Ils décidèrent de faire la seule chose qu’ils pouvaient faire dans un pays où la foi joue un si grand rôle : du prosélytisme. Mais cette fois-ci ce sont les chefs militaires qu’ils espéraient convertir. Kun Kun fut choisi pour parler au Général Fesses-Nues. Il se présenta à la caserne de Blahyi dans le sud de Monrovia, frappa à la porte et attendit. L’homme qu’il trouva était très occupé et prétendit ne pas avoir de temps pour Kun Kun, tout en démontant et réassemblant sa mitraillette.

Pourquoi Blahyi vivait-il une vie de meurtres ? « C’est la seule chose qu’il connaissait » dit Kun Kun. « Je pense qu’il aimait que les gens aient peur de lui. Il aimait commander. Les gens dépendaient de lui »

Un criminel sans juge

Kun Kun s’adressa à lui : « Tout ce que je veux te dire est que Jésus t’aime, et qu’il a un meilleur plan pour ta vie » Blahyi le regarda sans rien dire. Kun Kun dit une prière et demanda à Blahyi de fermer les yeux et de répéter la prière après lui. Il ne ferma pas les yeux, mais il répéta la prière. Puis Blahyi alla vers son garde du corps et lui tira une balle dans le genou pour avoir laissé entrer l’évèque. Blahyi devait plus tard demander pardon à la famille du garde du corps. Kun Kun se demanda si c’était vraiment une bonne idée de revenir voir Blahyi (3)

Mais il revint. Et quand il commença à connaître Blahyi, il comprit que cet homme avait profondément peur, croyait être possédé par un démon et cherchait une voie de sortie (4) et c’était là quelque chose que Kun Kun pouvait lui offrir. « Prions ensemble » disait-il.

Blahyi trouve l’un de ses passages favoris dans la Bible, Jean 3, 16 : « Car Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croie en lui ne périsse pas, mais ait la vie éternelle… Quiconque croit en lui n’est pas condamné ». Blahyi a trouvé ce qui est peut-être la seule religion qui puisse lui pardonner d’avoir commis un meurtre, des milliers de fois, lui pardonner complètement et continuer à reconnaître la grandeur de son Dieu dans cet acte de pardon. « Dieu a le pouvoir de changer n’importe qui » dit Kun Kun « même Fesses-Nues »

Dans son sermon du dimanche, le Pasteur Blahyi parle de la souffrance de Job, des rêves de Jacob et des miracles de Jésus. Les membres de sa congrégation ferment les yeux et tendent les mains. Sa voix devient de plus en plus forte, jusqu’à crier parmi les rangs des fidèles, tendant son bras et criant dans le micro : « Dieu, montre-moi pourquoi je suis. Montre-moi mon rôle, mon Dieu. Montre-moi pourquoi je suis né. » Les mains levées de ses auditeurs forment des ombres sur le mur derrière lui. C’est comme si de grandes mains noires tentaient de l’atteindre, des mains auxquelles il parvient encore et encore à échapper.

Le jour suivant, c’est ainsi qu’il décrit son rôle : « Je crois que Dieu veut m’utiliser comme un signe. Aussi loin qu’aille une personne, elle a la possibilité de changer »

Peut-être y a-t-il une troisième possibilité, qui ne suppose ni que Blahyi porte un masque, ni qu’il soit véritablement réformé. Peut-être Blahyi croit-il sincèrement avoir changé. Et le pays où il vit le croit aussi. Et si tout le monde le croit, est-ce que ce n’est pas vrai (5) ? Si Blahyi porte chaque dimanche un masque, la peau qui est dessous a pris maintenant la forme du masque. Si c’est bien le cas, alors Blahyi reste un criminel sans juge sur cette Terre.



1 - Pour bien apprécier la violence de la demande de Blahyi, il faut se souvenir que Gwae est chrétienne. Or Jésus, qui s’est présenté comme porteur du pardon divin pour toute faute humaine, a aussi clairement averti que ses disciples avaient obligation eux-mêmes de pardonner : le pardon reçu de Dieu est en quelque sorte conditionnel au fait d’être prêt soi-même à pardonner les torts - voir Matthieu 18,21-35 par exemple. Gwae est donc sous l’effet d’une injonction de devoir pardonner, même les crimes abominables qu’elle a subi - que cela lui soit humainement difficile est clair et accepté, mais il lui est impossible de par sa foi de dire ce qui peut-être lui brûle les lèvres "Jamais je ne te pardonnerai !"

Jésus a affirmé que le joug qu’il propose est "aisé" et son fardeau "léger" (Matthieu 11,30) mais il faut reconnaître que dans ce cas précis il semble bien lourd. Pardonner est peut-être la meilleure chose que Gwae puisse faire, y compris pour elle-même, mais qui prétendra que c’est aisé ?

2 - Remarquons que c’est la première fois que Blahyi peut apparaître à Gwae autrement que redoutable. Non seulement le chef de guerre meurtrier vingt ans plus tôt évidemment, mais même le pénitent d’aujourd’hui peut faire peur, ce dernier justement parce qu’il porte cette requête exorbitante de pardon, que Gwae de par sa foi croit n’avoir pas le droit de lui refuser. Ce moment fugitif où Blahyi avoue que tout cela est bien dur, qu’il se sent dépassé par l’ampleur de sa culpabilité - bref où il se montre vulnérable - est précisément celui où Gwae trouve la force de commencer à lui parler

3 - Aller trouver les mains nues un terrible dragon, assez féroce pour tirer sur un de ses hommes pour une simple erreur sans conséquence, et lui proposer de devenir un agneau, c’est à coup sûr une forme d’héroïsme. On peut comprendre l’hésitation de Kun Kun à tenter une nouvelle fois sa chance.

D’un autre côté, du point de vue de Blahyi croyant à l’époque dur comme fer à magie noire et sorcellerie, un homme auquel la puissance dont il se disait émissaire pouvait inspirer un tel courage devait bien apparaître comme un puissant sorcier - ce qui crédibilisait sans doute l’affirmation de Kun Kun comme quoi le Dieu dont il se disait l’ambassadeur serait véritablement capable de changer Blahyi de fond en comble et de lui offrir une nouvelle vie.

4 - Dit dans un autre langage, ou vu selon un autre regard, Blahyi en était venu à détester l’homme qu’il était devenu - "possédé par un démon" - et peut-être la vie qu’il menait. Mais il lui était bien sûr extrêmement difficile d’imaginer une voie de sortie - celui qui a toujours vécu par l’épée et par la terreur, comment pourrait-il continuer à vivre si ce n’est par l’épée et la terreur ?

5 - Quelle que soit l’interprétation que l’on choisisse du cas de Joshua Blahyi, qu’on y voie l’action d’une force venue du Ciel ou une transformation psychologique seulement humaine quoique extrême, une chose est certaine : si Blahyi a pu changer à tel point, s’il a pu abandonner le "masque" du Général Fesses-Nues et revêtir ce que Saint Paul appelle "l’homme nouveau" (Ephésiens 4,24) - et qui peut-être n’est qu’un autre masque ? - c’est d’abord parce qu’en dépit de toutes les apparences il l’a cru possible