A quelques jours du second tour, coup sur coup deux éditorialistes s’interrogent sur les avantages d’une élection de Marine Le Pen à la présidence de la République.

L’un, Ross Douthat, est éditorialiste au New York Times, la référence du journalisme new-yorkais et la citadelle démocrate de l’opposition à Donald Trump - nettement marqué du côté gauche donc. Il s’interroge - Peut-on défendre Le Pen ? (en anglais)

L’autre, Noah Millman, éditorialiste au American Conservative, est lui aussi plus que critique envers le président américain, cependant depuis un point de vue de droite. Lui aussi écrit - Pourquoi pas Le Pen ? (en anglais)

Leurs parcours politiques et leurs raisonnements sont différents, mais ils s’entendent sur plusieurs constats - et le fait qu’un Américain de gauche et un Américain de droite, tous deux très réservés voire franchement opposés à Donald Trump, puissent partager ce regard sur Marine Le Pen en surprendra plus d’un.

1. Marine Le Pen n’est pas d’extrême-droite - son inspiration est clairement gaulliste

2. Elle est compétente - à la différence de Donald Trump

3. Elle propose des réponses à des problèmes bien réels

4. L’élection d’Emmanuel Macron présenterait des risques importants

5. Alors, pourquoi pas Marine Le Pen ? Chacun a sa réponse.

Tous deux connaisseurs de la France, peut-on dire qu’ils voient mieux que beaucoup de Français ce qui se passe en France - précisément parce que placés plus loin, ils voient l’ensemble du tableau et, regardant de l’extérieur, sont aussi plus sereins ?

Marine Le Pen n’est pas d’extrême-droite - son inspiration est clairement gaulliste

Douthat (New York Times) :

Il n’y a pas de signes que Le Pen tirerait quelque inspiration que ce soit de la droite vichyste. C’est à cause d’elle que son parti a expulsé les vichystes, rejeté l’antisémitisme (...) et être reniée par son propre père est un acte de purification politique assez spectaculaire et coûteux.

(...) Dans l’ensemble, l’homme politique que Marine Le Pen a travaillé à imiter n’est ni son père ni le maréchal Pétain, mais évidemment Charles de Gaulle - celui qui s’opposait férocement à l’intégration politique européenne, qui accorda l’indépendance à l’Algérie en partie parce qu’il doutait que la France put absorber des millions d’immigrants musulmans, et dont la conception "La France d’abord" a souvent donné des boutons aux autres chefs d’Etat occidentaux.

Millman (American Conservative) :

Il est indiscutable que Marine Le Pen a considérablement éloigné (le FN) de ses racines. Si elle semble toujours être à l’extérieur du consensus, c’est en partie parce que le consensus lui-même s’est déplacé.

(...) C’est De Gaulle qui voyait l’indépendance algérienne comme nécessaire précisément parce que l’alternative aurait été une fusion des cultures française et algérienne qu’il considérait impossible en pratique. Aujourd’hui, simplement discuter les problèmes pratiques que pose l’immigration peut suffire à vous signaler comme extrémiste.

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Le modèle "évident" de Marine Le Pen - qui "s’opposait férocement à l’intégration politique européenne (...) et dont la conception "La France d’abord" a souvent donné des boutons aux autres chefs d’Etat occidentaux"

Marine Le Pen est compétente - à la différence de Donald Trump

Douthat :

Personne ne met sérieusement en doute la compétence de Le Pen, sa maîtrise des dossiers, sa capacité à remplir la charge de présidente sans la transformer en un reality show. Trump est incapable de maîtriser son émotivité turbulente, ce problème ne se pose pas avec son équivalent français.

Millman :

Le Pen n’est pas Donald Trump. Ce n’est pas un escroc ignorant, paresseux et narcissique. Elle travaille ses sujets depuis des années et elle connait les dossiers. Ce n’est pas non plus un Poutine, un Erdogan, ni même un Viktor Orban de Hongrie. Ce n’est pas une démocratie jeune, fragile et incertaine qu’elle aspire à diriger. Elle ne cherche pas à restaurer une gloire impériale perdue, ni à coloniser l’Etat pour en faire un instrument de son parti. Elle pourrait bien être le meilleur des représentants du nationalisme populiste.

Marine Le Pen propose des réponses à des problèmes bien réels

Douthat :

Autant une grande partie des propositions de Trump était une réaction exagérée aux problèmes du pays, autant certaines des propositions controversées de Le Pen sont tout simplement justes.

Elle a raison de dire qu’une pause durable à l’immigration de masse profiterait à l’ensemble de la France, à la fois immigrants récents et Français de longue date.

Elle a raison de dire que l’Union européenne a donné trop de pouvoirs sans contrôle à Bruxelles et à Berlin et donné la priorité aux intérêts financiers sur ceux des citoyens ordinaires.

Et même si beaucoup de ses propositions économiques sont bâclées, sa critique globale de l’euro est correcte : son pays et son continent se porteraient mieux sans.

Millman :

Les principales propositions de Le Pen sont toutes liées à la question de la souveraineté nationale et de l’identité. Elle veut une réduction importante de l’immigration, le retrait de l’OTAN, ainsi que de l’Union européenne - au vu de la centralité de la France dans ce projet, cela signifierait certainement sa fin. Plus largement, elle fait campagne clairement et frontalement contre le consensus politique de la génération passée.

Son adversaire, Emmanuel Macron, même à la tête d’un parti tout neuf organisé autour de sa personne, est la quintessence de ce consensus, il représente l’aile droite amie du capital du parti de centre gauche qui s’est effondré lors du premier tour. Macron se présente comme l’homme de l’avenir, accuse Le Pen de nostalgie pour un passé détestable, mais c’est précisément cet avenir-là que la France a visé le dernier quart de siècle, et Le Pen est sans doute la candidate parfaite pour incarner l’alternative.

L’élection d’Emmanuel Macron présenterait des risques importants

Douthat :

La gouvernance "éclairée" de notre époque a produit une élite de l’eurozone déconnectée, ligotée à une monnaie unique destructrice, et une expérience d’immigration de masse qui a changé la société française plus vite que l’intégration n’arrivait à faire son indispensable travail.

C’est ce genre de questions qui a permis à Trump d’être élu, mais dans le contexte européen les problèmes sont plus graves et la critique populiste plus convaincante.

Il n’y a pas d’équivalent en Amérique à l’extraordinaire désastre de l’euro, une forme d’impérialisme allemand avec les autres parties malmenées de l’Europe comme sujets. Il n’y a pas d’équivalent américain au défi d’assimilation des immigrants qui se pose à la France - pas d’équivalent à la menace terroriste interne, à la hausse de l’antisémitisme islamiste, aux enclaves immigrées devenues des mondes séparés.

Millman :

Le projet du FN est risqué, sans aucune doute. Mais les risques que pose le statu quo ont été abondamment mis en évidence depuis dix ans, et que faudrait-il y faire ? Est-ce qu’il reste une seule personne qui croie encore vraiment que l’UE fonctionne ? De deux choses l’une, soit c’est une expérience ratée qui doit être abandonnée, soit les institutions européennes doivent être sensiblement repensées pour que la zone de monnaie commune fonctionne pour les gens et non seulement pour les intérêts du capital. Ni l’un ni l’autre n’arriveront jusqu’à ce qu’un pays majeur au cœur de l’UE force à prendre en compte la question. Et quel pays serait plus qualifié que la France pour le faire ?

On peut dire la même chose de l’OTAN. Donald Trump a répété pendant sa campagne que l’alliance est obsolète - même s’il s’est dédit depuis, sur ce sujet comme sur tant d’autres - mais l’Amérique ne la forcera sans doute jamais à se réformer, parce que nous voulons la conserver comme un multiplicateur de forces pour la politique américaine plutôt que comme véritable instrument de sécurité collective. Il faudra un Etat européen majeur pour forcer un changement. Là encore, qui est mieux placé que la France, avec son histoire de politique indépendante ? 

De plus, il ne faut pas imaginer que le monde change du jour au lendemain, ni sur un sujet ni sur l’autre, si Le Pen l’emporte. Ce seraient des négociations qui commenceraient. Elles pourraient bien ou mal se passer - mais c’est une erreur de regarder quelque élection que ce soit en termes apocalyptiques.

Il est vrai qu’une victoire de Le Pen serait sans doute bien accueillie à Moscou et à Washington, et serait un coup terrible à ceux qui aiment se voir comme une avant-garde libérale. Mais il y a d’autres menaces à la démocratie libérale que le nationalisme populiste, et l’ordre technocratique que Macron défend pourrait bien en être une. Bruxelles ne dirige pas tant avec le consentement des gouvernés qu’avec la conviction qu’elle seule est capable d’équilibrer les divers intérêts de l’Europe - alors que c’est précisément ce que la politique démocratique est censée faire. Est-il tellement impensable de donner la priorité à la menace technocratique sur la menace populiste ?

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" l’extraordinaire désastre de l’euro, une forme d’impérialisme allemand avec les autres parties malmenées de l’Europe comme sujets"

Même dans le "journal de référence" américain de centre-gauche, on ne mâche pas ses mots

Alors, pourquoi pas Marine Le Pen ?

Douthat :

Il est cependant probable que les Français voteront tout de même contre elle. Ils choisiront Macron, créature naïve d’un consensus failli, contre la possibilité que la candidate qui porte les couleurs d’un parti honni puisse avoir raison.

C’est une décision qui sera compréhensible. Mais c’est le genre de choix qui a tendance à être proposé encore et encore - jusqu’à ce qu’enfin la population fasse un choix différent.

Millman :

Je ne suis pas un nationaliste populiste (...) Mais je crois que le populisme a un rôle important à jouer dans l’écosystème de la démocratie. Et si cette bannière doit l’emporter, je préfère que ce soit derrière quelqu’un qui se soucie de notre héritage libéral commun plutôt que quelqu’un qui y soit hostile ou indifférent.

(...) Et si Macron n’est pas d’accord (pour répondre aux besoins concrets du peuple), alors eh bien... pourquoi pas Le Pen ?

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Emmanuel Macron - Vu d’Amérique, la "créature naïve d’un consensus failli"