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La décroissance, que peut-on en penser ?

Population souhaitable – Sommes-nous trop nombreux ?

Education, un gâchis croissant et un handicap pour l’avenir ?

Peut-on produire moins de choses, et cependant avoir de la croissance ?

Transition énergétique, sommes-nous sur la bonne voie ?

Quelle instance pour décider – l’Europe est-elle en train de se re-nationaliser ?



Le Financier

Nous sommes réunis pour discuter autour de la « décroissance », un mot qui est utilisé d’une manière pas toujours très claire.

J’entends d’une part dire que la décroissance, c’est-à-dire la diminution de la taille de l’économie et du total des biens et services produits chaque année, va nous être imposée parce que nous allons manquer de ressources, par exemple d’énergie ou d’autre chose.

Selon d’autres, le problème est plutôt que la croissance économique est très nocive pour l’environnement, par exemple du fait du réchauffement, donc la décroissance est plutôt quelque chose qui serait souhaitable, c’est un choix que nous avons intérêt à faire pour ne pas scier la branche sur laquelle nous sommes assis et causer des dégâts très graves voire irréversibles. Ce courant d’idées regroupe des choses extrêmement diverses, entre notions de développement durable très à la mode, et groupuscules plus ou moins radicaux et plus ou moins « purs ».

Qu’est-ce que vous en pensez ?



La décroissance, que peut-on en penser ?

L’Agronome

Parmi toutes les ressources utilisées par l’économie, seule l’énergie est vraiment critique. En effet, l’essentiel des matières premières – les métaux par exemple – peuvent être recyclés, à condition d’avoir de l’énergie fiable et peu coûteuse pour le faire. On arrive bien à séparer des isotopes d’uranium, alors trier du fer, du cuivre et même des métaux rares ne pose pas de problème absolu, même s’il faut souligner que la recherche française est, sous les effets conjugués du manque de crédit et d’un excès de bureaucratie, encore une fois en retard dans ce domaine.

L’autre solution, ou l’autre composante de la solution, est d’exploiter de nouveaux gisements moins rentables (1), pour peu encore une fois que l’on ait l’énergie nécessaire. Le pétrole fait exception bien sûr, mais c’est précisément une source d’énergie, et quant à ses autres usages par exemple le plastique des solutions de synthèse existent – avec un coût énergétique naturellement.

Du point de vue de l’environnement nous avons un double problème, d’une part un changement climatique – provoqué par les rejets de CO2 d’après le consensus scientifique – et d’autre part des pollutions affectant la santé et les écosystèmes : oxydes d’azote et de soufre, métaux lourds, particules, etc. C’est parce que nous utilisons essentiellement de l’énergie fossile pétrole charbon et gaz – à plus de 85% – que nous avons ces problèmes. Il nous suffit de changer de source d’énergie pour résoudre le problème, et c’est possible.

Dans l’ensemble, tranchons le mot : ce thème de « décroissance » est une fumisterie.

L’Ingénieur

L’énergie est le facteur critique, tout à fait d’accord. Et oui, il est possible de passer à des énergies meilleures que les fossiles. Cependant, il ne faut pas négliger deux questions majeures.

D’une part, il existe un problème d’échelle du changement nécessaire, et de sa rapidité – d’autant qu’il s’agirait d’augmenter la production d’énergie, non simplement de remplacer l’existant, étant donné que l’extraction des matières premières coûtera plus cher en énergie à l’avenir, par exploitation de gisements plus difficiles et / ou développement du recyclage.

C’est un problème majeur, qui ne remet certes pas en cause la faisabilité technique d’une transition énergétique au final, mais la possibilité de la réaliser dans les temps.

Même si la décroissance n’est certes pas souhaitable en elle-même – que l’on songe à la pauvreté si répandue dans tant de pays, même si elle est évitable dans le principe ou « à terme », les circonstances, notre imprévoyance, nos retards et nos longues négligences pourraient rendre inévitable une décroissance forcée, éventuellement assez longue, avant un probable rebond ultérieur – mais pas nécessairement avant la génération suivante.

D’autre part, n’oublions pas le problème de la pollution ! Elle est multiforme (2), ne se limite pas au seul réchauffement climatique même si c’est ce dont on parle le plus, et a besoin d’être corrigée indépendamment de la question énergétique. Et nous n’en prenons pas le chemin. (3)

L’Agronome

La transition nous libérant des énergies fossiles est possible. Le problème est que nos politiques, sous l’influence des ONG, ont fait fausse route. Les nouveaux renouvelables, éolien et solaire essentiellement, n’apportent pas de solution à la hauteur des enjeux, quantitativement et qualitativement, ils sont plus chers à la production et doivent forcément être couplés à des systèmes de transport longue distance – invalidant au passage le mythe d’une production d’énergie localisée et autonome – et de stockage de l’énergie pour gérer la fluence – nuit, absence de vent. Même si le différentiel de coût brut peut paraitre acceptable, le rendement des systèmes de stockage – 50% pour les STEP (4), 30% pour la filière hydrogène – démultiplie ce différentiel. De nombreux scénarios, comme celui présenté récemment par l’ADEME, misent sur des systèmes de stockage d’énergie miraculeux qu’ils se gardent bien de définir. Il n’existe rien dans les cartons qui tienne la route.

Le nucléaire de quatrième génération est en revanche une solution crédible dans la mesure où elle a été testée et approuvée. Mais là encore nous payons le prix des erreurs passées. Les réacteurs nucléaires actuellement en service sont tous de très mauvaises technologies, les déboires de l’EPR ne font que démontrer en pratique ce que la théorie sait depuis les années 1950. Les physiciens n’ont jamais pu concevoir le vrai réacteur nucléaire. Nos réacteurs à combustible solide, neutrons modérés et refroidis à l’eau ne libèrent que 3% de l’énergie contenue dans l’uranium.

Pour faire une métaphore biologique ils sont anaérobiques. Qu’est ce qui se passe quand un organisme fonctionne de cette manière ? Il gaspille l’énergie de son combustible et accumule des déchets (acides lactiques, alcool). Ce dont nous avons besoin ce sont des réacteurs aérobiques, permettant de tirer la totalité de l’énergie du combustible ainsi que d’utiliser le thorium. Plusieurs concepts de N4G ont été testés et ont fonctionné. En France, on a connu le surrégénérateur Superphénix dans les années 1990, fermé sous la pression des écologistes dès qu’il a osé fonctionner sans panne.

Mais le concept le plus intéressant est celui des réacteurs à sels fondus. Dans ces réacteurs le combustible est liquide et la température plus élevée, ce qui rend plus facile de limiter la réaction que dans les modèles de réacteur actuels, ils n’ont pas besoin de système de refroidissement et même en cas de rupture de la cuve les émissions radioactives sont limitées. Ils sont équipés d’un système de retraitement en continu, les déchets – gazeux et solides – sont extraits et sécurisés en continu. Les déchets produits ont une demi-vie (5) de quelques décennies, plutôt que des milliers d’années avec les réacteurs actuels. En termes de ressource le stock d’uranium 238 et de plutonium accumulé en France suffirait à couvrir nos besoins pendant plusieurs milliers d’années. Une tonne de combustible suffit pour alimenter une tranche de centrale pendant un an.

En réalité, c’est l’excès des fossiles qui pose problème (6). Voyez la production de schistes aux Etats-Unis qui « tient » au prix du pétrole actuel de 45$ le baril, qui était supposé être trop bas vu le coût de production, c’est surprenant.

L’Ingénieur

Attention, c’est en partie au moins un effet « bancaire » et une manipulation financière. C’est-à-dire que les banques américaines soutiennent les producteurs de schiste et continuent à leur prêter les fonds nécessaires malgré leurs pertes. Probablement une politique décidée au plus haut niveau. Il est vrai que lorsqu’on a la Fed la banque centrale américaine qui imprime de l’argent à tour de bras et maintient les taux d’intérêt presque à zéro, tout ça reposant sur le dollar américain la monnaie principale à l’échelle du monde, on peut se permettre un certain nombre de choses…

Mais ça ne change pas le fait que les schistes ne sont pas rentables aux prix actuels, et les manipulations financières ça ne peut pas durer éternellement.

L’Agronome

Au sujet de la pollution : les lois environnementales, ça marche ! On pollue beaucoup moins en Europe aujourd’hui qu’autrefois. L’environnement, c’est quelque chose qu’on achète quand on est suffisamment riche pour cela. En attendant, pour beaucoup de pays plus pauvres c’est la fameuse pyramide des besoins de Maslow qui commande : on veut d’abord l’essentiel se nourrir se loger etc. et le luxe qu’est un environnement en bon état passe après. Il faut être riche pour « acheter » de l’écologie.

Un problème plus sérieux, c’est l’artificialisation des milieux. Une étude publiée récemment dans Nature a bien montré que le déclin des polinisateurs n’est pas lié à l’agriculture – les espèces qui s’y alimentent ne sont pas affectées – mais à l’artificialisation de l’espace (7). Même phénomène observé chez l’abeille, la mortalité prématurée triple dans les espaces urbanisés (8). On remplace des milieux naturels par du construit, de l’asphalte et des vertes pelouses sans vie. Ça ne sert à rien d’interdire ceci ou cela si l’environnement naturel est drastiquement réduit.

Il est nécessaire de préserver des milieux naturels fonctionnels pour protéger notre système de production. Le Japon au début de l’ère Edo – Shogunat Tokugawa du 17ème au 19ème siècle – était presque rasé à blanc. Une de leurs premières mesures fut d’instaurer une gestion raisonnée et stricte des forêts. Chaque classe sociale avait un quota de bois pour construire son logement. Aujourd’hui le Japon est recouvert de forêts, comme la plupart des pays riches. Leurs terres arables ne sont pas emportées vers la mer comme au Brésil ou à Haïti.

L’Ingénieur

Les forêts tropicales (9), surtout les forêts primaires c’est-à-dire des réservoirs d’espèces uniques et de biodiversité, sont en train d’être détruites en effet : Indonésie, Madagascar, ailleurs encore… on peut multiplier les exemples, malheureusement.



Population souhaitable – Sommes-nous trop nombreux ?

L’Agronome

Mais il faut parler de population. Et je soutiens que nous sommes trop nombreux. Même en Europe ! En France, on devrait être 40 millions.

L’Ingénieur

L’idée me surprend. La France est relativement peu peuplée à l’échelle européenne, même à 66 millions d’habitants – voir la densité de population comparée à celle de nos voisins. Notre agriculture est beaucoup, beaucoup plus qu’autosuffisante, et elle devrait le rester même après passage à une agriculture durable (10) – qui nous sera de toute façon imposé à terme vu l’épuisement des intrants comme les engrais et les dangers que posent certains traitements des sols. Donc il n’y a pas de problème de population trop importante, enfin du moins pas en France.

Le Marin

N’est-ce pas la population, la richesse humaine qui permet de soutenir le système technique qui permettra au final de continuer à vivre de manière moderne, pas comme au 18ème siècle, et même sans les énergies fossiles ? On deviendra davantage dépendant de la technique, non moins. Et pour qu’un pays génère un nombre suffisant d’ingénieurs, de scientifiques, de techniciens, d’ouvriers qualifiés pour avoir des filières autonomes dans les domaines essentiels, donc une véritable indépendance, il faut forcément une certaine population.

L’Agronome

Il existe sans doute un optimum de la population vis-à-vis du territoire. Mais pourquoi est-ce qu’être plus nombreux serait forcément un bien ? A partir d’une certaine densité de population on « paye » pour nourrir le surplus et on dilue les emplois liés aux ressources naturelles renouvelables – bois, pêche, agriculture. Plus on est nombreux, plus il faut un système économique porté sur la croissance pour occuper tout le monde.

Nous vivons encore sur cette idée, sans doute encore influencés par la pensée guerrière expansionniste, et pourtant le système le plus durable, est-ce que ce n’est pas une agriculture la plus proche possible de la nature, sans adjuvants artificiels ? Et dans ce cas le niveau souhaitable de la population se déduit directement du territoire. Je pense que le passage à une nourriture vraiment durable nécessiterait une diminution de la population.

Ce débat n’est pas facilité par la diffusion de chiffres fantaisistes sur la productivité de l’AB. On entend 10% de rendement en moins, mais sur le terrain c’est plutôt 30 à 50% de moins sur les cultures les plus critiques : céréales, oléagineux et protéagineux. Et encore, je ne parle que de rendement d’une culture, si on prend en compte la production lissée sur plusieurs années c’est encore plus faible en raison des ratés et des « jachères ».

Une France « AB » modernisée nourrirait 40 millions de personnes sans trop de risque, mais sûrement pas 80. Aujourd’hui la France nourrit sa population et quasiment 50 millions d’importateurs essentiellement en Afrique du Nord et Moyen Orient. Difficile de basculer massivement en AB ou vers une forme raisonnée plus stricte sans mettre nos clients étrangers en difficulté.



Education, un gâchis croissant et un handicap pour l’avenir ?

L’Ingénieur

Pour soutenir le système technique – et à vrai dire faire progresser encore et aller plus loin pour permettre la transition énergétique et la lutte contre la pollution – ne surtout pas oublier le système éducatif, qui est l’élément le plus crucial.

Le problème le plus grave de la France, celui qui l’affaiblit le plus et à plus long terme, tout en étant sournois car on ne voit pas les choses clairement, c’est sans doute l’affaiblissement de son système éducatif. Les comparaisons internationales montrent que nous ne cessons de décliner, non seulement en relatif mais même dans l’absolu. Hier nettement au-dessus de la moyenne de l’OCDE, nous sommes aujourd’hui de plus en plus à la traîne, avec des résultats décevants notamment en maths et en sciences. Ceci, au moment où la compétition économique entre nations se fait de plus en plus sur ce critère. Au moment où nous aurons davantage qu’avant besoin d’aller de l’avant techniquement, afin ne serait-ce que ne pas régresser en niveau de vie !

Mon impression personnelle est que la réforme Jospin de l’éducation à la fin des années 90 a été un tournant et un point d’inflexion négatif – création des IUFM et surtout accent sur le pédagogisme au détriment de l’acquisition des connaissances.

Le Marin

Plus généralement, c’est depuis une quarantaine d’années une lente mais régulière dégringolade. Le niveau d’exigence baisse, les connaissances transmises aussi.

L’Ingénieur

Voilà une question qui justifierait un débat entier à elle seule !

L’Agronome

Autant notre société est très rationnelle pour optimiser son système productif, autant elle est totalement incapable d’améliorer son système éducatif. On touche à une limite du capitalisme.



Peut-on produire moins de choses, et cependant avoir de la croissance ?

L’Agronome

Une question pour toi l’ingénieur, tu crains la décroissance forcée. Mais voici un cas réel et vécu : je suis en train de préparer la fabrication d’un produit qui devrait se vendre à deux fois moins d’exemplaires que celui qu’il remplace, mais quatre fois plus cher. S’il sera plus cher, c’est que le service qu’il rend est quatre fois plus intéressant dans l’ensemble que son prédécesseur. Voilà un exemple concret d’une consommation énergétique et d’autres ressources qui baisse, alors que la production augmente en valeur, même si pas en volume.

Alors, est-ce de la décroissance à tes yeux ? De mon point de vue, non.

L’Ingénieur

Je suis d’accord, il s’agit bien de croissance. Il y a utilité plus grande de la production réalisée avec le nouveau produit, manifestée par le prix plus élevé accepté par les acheteurs, donc l’utilité globale de la production est deux fois plus élevée au total – deux fois moins de choses mais chacune quatre fois plus utiles.

Et en théorie il est possible d’élever rapidement de cette manière la production réalisée en partant d’une base matérielle – énergie, etc. – identique voire en diminution : on s’arrange pour être plus efficace, plus économe, etc. De fait, on trouvera des exemples concrets ponctuels comme celui dont tu témoignes.

Mais à l’échelle du monde, ce ne sont que des exceptions. La tendance globale de long terme, par exemple entre 1980 et 2010, c’est plutôt une augmentation de 0,8% par an de la productivité énergétique de l’économie mondiale. C’est-à-dire : en moyenne ce que l’économie mondiale produit avec la même quantité d’énergie augmente de seulement 0,8% par an en moyenne de long terme. Et encore, la productivité énergétique semble bien avoir cessé d’augmenter depuis environ l’an 2000 !

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Production mondiale et énergie consommée

Sur cette période, l’économie mondiale a cru en moyenne de 2,8% par an… eh bien l’essentiel de cette croissance dépendait d’une croissance de 2% par an de l’énergie consommée, en moyenne de long terme, seulement 0,8% était le résultat de la capacité de produire davantage de choses avec la même énergie. Si l’énergie consommée cesse d’augmenter, voire si elle régresse – et il le faudrait pour limiter la vitesse du réchauffement climatique, et de toute façon ça nous sera imposé tôt ou tard par l’épuisement des ressources fossiles – alors l’économie mondiale ne s’arrêtera-t-elle pas de croître ? Ne commencera-t-elle pas à régresser ?

Le Marin

L’ancien roi des Saoud – celui qui aimait le whisky – disait que « l’âge de pierre ne s’est pas arrêté faute de cailloux » ! Il s’est arrêté quand nous avons trouvé mieux à faire que de tailler des pierres. De même, nous passerons à un âge différent, plus avancé, post-fossiles, non parce que les fossiles auront disparu mais parce que nous aurons une meilleure source d’énergie à utiliser.

Toutefois la « croissance » de ces 30 dernières années ne s’est pas traduite par une amélioration du niveau de vie aussi flagrante que ça. En France, nous sommes censés être plus d’une fois et demie plus riche par personne qu’en 1980, j’ai du mal à y croire.



Transition énergétique, sommes-nous sur la bonne voie ?

L’Agronome

Là-dessus, notre stratégie est mauvaise. Nous, les Français ou plus généralement les Européens. Des investissements et des subventions pour le solaire ou l’éolien (11), voilà notre stratégie pour la transition énergétique, alors que c’est une impasse. En Chine, ils investissent sérieusement pour industrialiser le nucléaire de quatrième génération.

L’Ingénieur

Même en Inde je crois ils ont des projets, autour de l’utilisation du thorium (12).

L’Agronome

Il y a encore des gens qui travaillent sur des réacteurs petits ou moyens, genre 200 ou 300 MW plutôt que 1 000 ou 1 500 pour les réacteurs actuels. Ils seront plus adaptables aux besoins et plus rapides à construire.

Pendant ce temps, chez nous, on a choisi les « nouveaux renouvelables » ! Leur potentiel est fortement surestimé, à coup sûr celui de l’éolien dont le coût est prohibitif et n’a pas de raison de baisser beaucoup. Sans compter que le problème de l’intermittence est loin d’être résolu.

L’Ingénieur

L’ADEME l’agence pour développement et maîtrise de l’énergie vient juste de publier un rapport sur les renouvelables en 2050, après beaucoup de fuites organisées à l’avance depuis le début de cette année… L’objectif de ces fuites était clairement d’appuyer et de répandre le message, et le message, c’est qu’on pourrait produire toute l’électricité de la France en 2050, seulement à partir de renouvelables !

Je trouve ça très étrange, vu les questions d’intermittence et de coût (13) que tu évoquais.

Je suis assez dubitatif. Je n’ai pas encore lu ce rapport dans le détail, même si j’ai bien remarqué les multiples précautions (14) dont les auteurs entourent leur conclusion – et qui sont assez peu reproduites dans la presse !

En savez-vous davantage ?

L’Agronome

Ce rapport est du bidon pur et simple. Les questions gênantes ne sont tout simplement pas évoquées. Si on n’en parle pas, pense-t-on qu’elles disparaîtront ? Ironiquement ils sont en train de faire la même erreur que l’industrie du nucléaire. Rétrospectivement il n’aurait jamais fallu construire des réacteurs à eau. Cela a créé une habitude, un modèle économique et une image détestable quand les problèmes prévisibles sont apparus.

Le stockage n’est pas abordé de manière réaliste (15). Non plus que le coût des investissements nécessaires – c’est beaucoup plus cher même que du nucléaire actuel. Pas davantage que le renforcement des réseaux : le rapport suppose que la péréquation entre divers pays européens – en gros, quand le vent ne souffle pas au Danemark, c’est qu’il souffle en Italie, et vice-versa – permettra de régler une partie du problème de l’intermittence. Mais il y faudrait un grand renforcement du réseau.

Quant aux hypothèses de réduction du coût de l’énergie, elles sont irréalistes au moins pour l’éolien, qui n’a aucune raison de baisser beaucoup vu que toute la partie mécanique resterait similaire – et les économies d’échelle par production de masse ont déjà eu lieu. Ces incohérences ont déjà été pointées par plusieurs personnes (16).

L’Ingénieur

Sans compter que le coût du nucléaire est quant à lui toujours surestimé dans ce genre d’étude. Par exemple l’amortissement des réacteurs EPR est calculé sur une durée trop courte, égale à 20 ans, ce qui l’aligne sur les panneaux solaires et les éoliennes dont c’est effectivement la durée de vie, alors que la durée de vie d’un EPR est estimée à 70 ans. Cela contribue à élever artificiellement le coût de l’électricité qu’il produit – et c’est encore plus vrai pour le N4G.

Il faut aussi rappeler que l’étude suppose « des efforts conséquents quant à la maîtrise de la demande à cet horizon »… Alors qu’au contraire la demande en énergie électrique devrait exploser si l’on souhaite se passer de plus en plus de l’énergie fossile : il faudrait remplacer par de l’électricité l’énergie pour le chauffage, l’industrie ou les transports aujourd’hui d’origine fossile. De l’ordre d’un tiers de l’énergie utilisée par l’économie française correspond à la production électrique. L’objectif à long terme, par exemple en 2050, devrait être d’approcher des 80 ou 90%, du moins si l’on souhaite avoir une chance de limiter les effets du réchauffement climatique !

L’Agronome

Et le potentiel de réduction du prix du nucléaire par passage à la 4G n’est pas pris en compte.

L’Ingénieur

C’est d’autant plus dramatique que les investissements pour la transition sont en grande partie stérilisés par le financement des nouveaux renouvelables. Et pourtant le développement de N4G n’est pas si cher ! Les investissements pour les champs d’éolienne dans la Manche, c’est 10,5 milliards pour les deux premiers appels d’offre (17) déjà organisés, sans compter le troisième qu’on annonce imminent, pour un coût de production d’énergie de l’ordre de 200 € le MWh, c’est-à-dire environ cinq fois supérieur au prix auquel EDF revend l’électricité nucléaire aux autres producteurs, qui est de 42 € le MWh. Avec ces 15 ou 20 milliards, on paierait bien l’industrialisation de 2 ou 3 filières différentes de réacteur nucléaire de quatrième génération.

L’Agronome

Oui l’ordre de grandeur devrait être de 5 à 10 milliards par filière explorée jusqu’au niveau du réacteur prêt pour production en série (18). Surtout avec des réacteurs de taille moyenne.

Du côté de la recherche sur les batteries (19), il y a probablement assez de financement, parce que les constructeurs automobiles en ont besoin et investissent ce qu’il faut. Mais pour les N4G, c’est la dèche !

On est face à des groupes de pression. Vois le Grenelle de l’environnement en 2008, Sarkozy a pris la décision de sacrifier les OGM pour sauvegarder le nucléaire.

Le Marin

Au pouvoir, nous avons une élite qui s’en fout – de tout, des réalités, de l’ensemble du peuple. Et qui reste dans un cadre idéologique bien étroit.

L’Ingénieur

Il faut reconnaître aux écologistes politiques le mérite d’être pratiquement les seuls à réfléchir sur l’environnement et sur le problème des ressources. Mais le drame, c’est qu’ils sont comme tombés amoureux d’une idéologie anti-nucléaire. Comment pourraient-ils oser regarder en face le fait que solaire et éolien ne sont pas une solution pour la transition énergétique ? Comment lancer le développement du N4G dans ces conditions ?

Sur les OGM, j’avoue ne pas connaître le sujet. Mais ce qui me semble mériter précaution, c’est le fait que la nature est un système tellement complexe qu’on ne peut pas prévoir les conséquences finales quand on commence à lâcher des organismes modifiés dans la nature. On est face à une technologie puissante, il existe un risque qu’elle soit utilisée n’importe comment, surtout qu’on n’en sait pas assez sur le monde qui nous entoure. N’est-ce pas la position d’un éléphant dans un magasin de porcelaine, et la priorité n’est-elle pas la prudence ?

L’Agronome

La Nature ne nous a pas attendus pour faire un réacteur nucléaire – voir Oklo – ni des OGM. Dès qu’on étudie sérieusement le génome d’une espèce on se rend compte qu’elles vivent avec des gènes étrangers. Un cas particulièrement intéressant est la patate douce cultivée, elle fut « génétiquement modifiée » par une bactérie il y a 8 000 ans, et visiblement ce changement l’a rendu plus utile pour l’humain.



Quelle instance pour décider – l’Europe est-elle en train de se re-nationaliser ?

L’Ingénieur

Poser la question des décisions, c’est poser la question du pouvoir, et de l’échelle à laquelle il est exercé. Le monde ? Ca ne marche pas, voir la COP21 fin novembre à Paris qui ira peut-être dans le bon sens pour ce qui est du réchauffement, mais pas suffisamment c’est déjà clair, et n’apportera rien pour ce qui de la transition énergétique ni des autres questions.

Alors : l’Europe, ou les Nations ?

Le Financier

On assiste à un mouvement de re-nationalisation de la politique européenne. Les gouvernements sont de plus en plus dans une logique individuelle plutôt que collective, et une partie croissante de chaque population veut aller plus loin. C’est non seulement une tendance, mais aussi quelque chose qui pourrait s’accélérer, voire passer des effets de seuil – des transitions brusques.

L’Ingénieur

C’est qu’il y a de multiples frictions, et qui s’intensifient et se multiplient. La question de l’euro, celle des sauvetages bancaires – les peuples perçoivent cela sous la forme de la politique d’austérité qui a été choisie pour y répondre – et encore les traités commerciaux tels le TTIP. Et maintenant la question des migrants, qui évolue très vite en Allemagne le premier pays concerné mais probablement pas le seul…

Le Financier

Un tel besoin de changement n’existait pas il y a encore 5 ans. Il s’exprime plus librement encore dans les conversations. On éprouve beaucoup moins de confiance, voire de simple respect pour les dirigeants en place. A noter qu’un changement de pouvoir n’apporterait pas nécessairement un mieux. Y a-t-il une alternative, dans quelque pays que ce soit, qui soit vraiment convaincante sur sa capacité à faire de meilleurs choix ?

Je rappelle pour mémoire cette définition du fascisme comme la rencontre entre une situation et un leader charismatique. Certes l’Histoire ne se répète pas, certes aucun leader véritablement charismatique n’est encore apparu dans aucun pays européen. Mais le potentiel existe je dirais.

L’Ingénieur

Un sondage assez ahurissant a été publié en janvier 2013 : 87% des Français étaient d’accord pour dire que « la France a besoin d’un vrai chef pour remettre de l’ordre ». Il faut croire que ni Nicolas Sarkozy qui venait d’être remercié, ni François Hollande déjà entré en fonction, n’étaient considérés par les Français comme des « vrais chefs ».

C’est dire qu’il n’y a pas seulement le besoin de changement qui s’exprime ! Mais aussi l’idée de chef. Et l’idée d’ordre.

Le Financier

Voir aussi ce sondage du printemps dernier : environ 65% des Français sont indifférents (20) quand les politiques évoquent les « valeurs républicaines ».

L’Agronome

La démocratie est à la fois le système le plus naturel et le plus ancien. Même des peuples « primitifs » comme les Papous la pratiquent aussi bien à l’échelle du village que de la tribu en regroupant des centaines de personnes – généralement les hommes initiés – en cas d’enjeu très important.

Après des débats marathon, qui durent des jours, tous s’expriment et la décision commune est acceptée par tous. Cet exemple montre que des communautés nombreuses et démocratiques sont possibles et robustes à condition que le liant identitaire soit fort et les institutions adaptées. A l’inverse, les communautés hors sol et autocratiques sont fragiles. Le Califat islamique fondé par la conquête du 7ème siècle a explosé en vol, les différents peuples n’ont pu rester ensemble malgré leur unité spirituelle. A défaut de démocratie, l’humain préfère se soumettre aux siens.

L’Ingénieur

Donc l’efficacité et même la survie de grands ensembles comme l’Union européenne… on n’est pas obligé d’y croire.

Vu cette situation, vu que les partisans de l’alternative nationale, dans quelque pays que ce soit, ne sont pas au point non plus, j’ai de gros doutes que nous soyons prêts à prendre rapidement les décisions qui s’imposent pour la transition comme pour les autres questions. Et pourtant, il y a urgence.

Le Financier

Cette question mériterait un débat à elle seule, d’ailleurs elle ouvre sur plusieurs autres questions indépendantes…



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Notes

(1) - « Une première idée à laquelle il faut définitivement tordre le cou est celle de la limite supposée des ressources minérales à la disposition de l’humanité. Cette idée fausse s’est propagée par mimétisme avec l’annonce, justifiée, de la fin de l’ère du pétrole (…) La limite à l’exploitation des ressources minérales sera donc toujours définie par le type et le prix des énergies disponibles en un temps donné. Ce raisonnement économique s’applique de la même façon aux industries du recyclage »

(2) - Voir La planète a atteint ses limites « Les principales limites transgressées sont celles du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité. Les deux autres seuils franchis relèvent de dégâts locaux : l’un tient au changement rapide d’utilisation des terres, l’autre à la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore – deux éléments essentiels à la fertilité des sols. »

(3) - Comme le précise le rapport 2015 de l’Agence Européenne pour l’Environnement, l’environnement se dégrade en Europe, malgré des progrès dans la qualité de l’air et de l’eau ou la réduction des émissions de gaz à effet de serre : détérioration pour la biodiversité des milieux continentaux et aquatiques et celle du milieu marin, l’utilisation des terres, l’impact du changement climatique sur les écosystèmes, ainsi que pour les risques sanitaires liés au changement climatique et aux substances chimiques. L’artificialisation des sols, due principalement à l’urbanisation, s’accompagne de leur fragmentation mais aussi de leur dégradation, du fait de l’intensification de la production agricole et de l’érosion. L’Agence prévoit que cette situation, qu’il est « difficile ou coûteux d’inverser », « ne devrait pas changer de manière favorable ».

(4) - Station de transfert d’énergie par pompage

(5) - La demi-vie est le temps nécessaire pour que la radioactivité d’une certaine substance diminue de moitié.

(6) - Voir La transition énergétique est-elle fermée de l’intérieur ? « Pour contenir le réchauffement climatique en-deçà de la limite des 2°C, il faudra(it) laisser sous terre un tiers des réserves de pétrole, 80 % des réserves de charbon et... la moitié des réserves de gaz naturel, précise une étude récemment publiée par la revue Nature »

(7) - David Kleijn, Rachael Winfree, Ignasi Bartomeus et Luísa G. Carvalheiro, « Delivery of crop pollination services is an insufficient argument for wild pollinator conservation », Nature Communications, vol. 6,‎ 16 juin 2015 (PMID 26079893, PMCID 4490361, DOI 10.1038/ncomms8414, lire en ligne [archive])

(8) - Elsa Youngsteadt, R. Holden Appler, Margarita M. López-Uribe et David R. Tarpy, « Urbanization Increases Pathogen Pressure on Feral and Managed Honey Bees », PloS One, vol. 10,‎ 1er janvier 2015, e0142031 (ISSN 1932-6203, PMID 26536606, DOI 10.1371/journal.pone.0142031, lire en ligne [archive])

(9) - La NASA prédit qu’au rythme actuel, la totalité des forêts tropicales pourraient disparaître en cent ans. Parmi les pays touchés : Brésil, Thaïlande, République Démocratique du Congo, autres pays africains. Le plus touché est l’Indonésie.

(10) - Selon L’agriculture biologique, plus productive qu’on ne le pense, la différence de productivité entre agriculture bio et traditionnelle est évaluée à 19,2 %, mais ce différentiel devient beaucoup plus faible lorsque les exploitations biologiques ont recours soit à la polyculture (plusieurs plantes cultivées sur la même parcelle), soit aux cultures par rotations : il tombe alors à respectivement 9 % et 8 %.

Noter de toute façon « Nous ne pouvons tout simplement pas continuer à produire de la nourriture sans prendre soin des sols, de l’eau et de la biodiversité. »

(11) - On pourra trouver des données concrètes sur ce que certains publicistes ne craignent pas d’appeler « une révolution dans le solaire » dans ce texte Is there a solar revolution? Time for data, not adjectives. En résumé : l’énergie solaire est fortement subventionnée donc payée par les autres énergies, sa croissance bien loin d’être exponentielle est au contraire en train de ralentir en Europe. La croissance est de toute façon très lente exprimée en part de la consommation énergétique de n’importe quel pays – à ce rythme, il faudrait quelques siècles pour passer entièrement au solaire !

(12) - Il y a probablement là aussi un avantage au dernier arrivant pour l’Inde et la Chine – la possibilité d’investir sur le thorium et autres filières N4G en entrant moins en concurrence avec les filières établies

(13) - Pour comparer les coûts de l’électricité nucléaire d’un réacteur de génération actuelle l’EPR et ceux de l’électricité d’origine éolienne ou solaire, voir L’EPR coûte cher les énergies renouvelables bien plus

(14) - Un petit florilège : « Il s’agit d’une étude scientifique à caractère prospectif et exploratoire et non pas d’un scénario politique. (…) Les mix électriques envisagés restent en effet théoriques, puisqu’ils sont construits ex nihilo et ne prennent pas en compte la situation actuelle ni le scénario pour arriver au résultat. (…) le développement de la maîtrise de la demande d’électricité, ainsi que la maîtrise de la pointe, sont des conditions essentielles: sans elles, quel que soit le mix intégrant notablement des EnR, le coût du système électrique n’est pas maîtrisé ; le coût des technologies doit continuer à baisser, surtout pour les technologies les moins matures »

(15) - L’éolien et le solaire, pour être développés massivement, réclament d’énormes capacités de stockage d’énergie, une limite que la plupart de leurs avocats éludent consciencieusement. Sauf à stocker l’électricité générée dans de très, très grosses batteries pas nécessairement réalistes, la seule solution viable consisterait à construire de très nombreuses STEP (des Stations de transfert d’énergie par pompage), autrement dit des barrages. Combien ? Peut-être 10 à 100 structures de taille comparable au barrage d’irrigation de Sivens "dans chaque département", estime au doigt mouillé André-Jean Guérin, pilier de la Fondation Nicolas-Hulot et ingénieur chevronné, qui rassure aussitôt : "Il n’y a pas les sites, il n’y a pas l’eau pour un tel programme et il n’y aurait pas les forces de l’ordre pour s’opposer aux opposants !" (Source)

(16) - Voir par exemple la réaction de Rémy Prudhomme à une version encore non finalisée de ce rapport en début d’année et de Sylvestre Huet de Libération qui étrille littéralement le document complet

(17) - Voir http://www.developpement-durable.gouv.fr/6-avril-2012-Designation-des.html et http://www.developpement-durable.gouv.fr/Presentation-de-l-appel-d-offres.html

(18) - Astrid, le seul projet français dans le domaine, est évalué à 5 milliards d’euros, avec pour objectif l’industrialisation « à l’horizon 2040-2050 » d’un successeur de Superphénix. Avec des délais si lointains, consistant à refaire cinquante ans plus tard en un peu mieux ce qui existait déjà dans les années 1990, il ne se passe naturellement pas grand-chose… On parle d’un stade d’« avant-projet sommaire », la véritable décision n’étant prévue qu’en 2020.

(19) - Voir par exemple cette piste de recherche prometteuse, avec un démonstrateur de batterie lithium-sulfide d’une puissance spécifique de 350 à 400 Wh/kg, soit presque le double de celle des batteries lithium-ion actuelles, avec un nombre adéquat de 1500 cycles d’utilisation, qui pourrait rendre possibles des véhicules électriques de 500 km d’autonomie.

(20) - Faut-il incriminer le manque de crédibilité des politiques, l’utilisation dans un sens partisan comme marqueur d’opposition au Front National, voire un vocabulaire clivé socialement – les classes populaires préférant souvent parler d’ « identité nationale »