Hyman Rickover, disparu en 1986, est resté une légende de la Marine américaine et de l’ingénierie navale. C’est lui qui fut à l’origine du projet de premier sous-marin nucléaire au monde, réalisant le rêve de Jules Verne dans Vingt Mille Lieues sous les Mers, et aboutissant au lancement de l’USS Nautilus, reprenant justement le nom du navire du capitaine Nemo, le premier sous-marin à jamais réaliser une traversée sous-marine de l’Océan Arctique.


Hyman Rickover

L’amiral Hyman Rickover inspectant l’USS Nautilus en 1954


Dans ce discours incroyable de clarté, de sagacité et de prescience, l’amiral-ingénieur présentait un panorama des progrès énormes que permit à l’Humanité à partir du XIXème siècle la maîtrise des énergies fossiles, charbon puis pétrole, de la puissance sans précédent qu’elles mirent à la disposition des hommes. Surtout, Rickover l’ingénieur décrivait déjà la situation qui est et sera de plus en plus la nôtre, celle déjà d’une limitation à la croissance des énergies fossiles, le pétrole en premier lieu – limitation effective depuis la fin de la dernière décennie, bientôt de la baisse forcée de leur utilisation, en attendant de véritables pénuries, et il esquissait les voies qui peut-être pourraient permettre à l’Humanité de conserver ses industries et son progrès technique – à condition donc de remplacer les énergies fossiles faisant défaut.

Sans doute, un certain nombre de choses ont changé depuis 1957. Mais à côté des grands mouvements historiques, de l’exploitation du charbon et de la machine à vapeur à celle du pétrole et du gaz, ce ne sont là que facteurs de second ordre.

Le tableau d’ensemble du rôle fondamental des sources d’énergie dans l’avènement, le progrès, le déclin ou la chute des civilisations, et encore et surtout le tableau du rôle fondamental des énergies fossiles à la racine du développement et de la richesse actuelle comparée à celle d’il y a un siècle et demi, soutenant le niveau actuel de développement, et menaçant par leur déclin au cours du XXIème siècle d’entraîner la chute de la civilisation industrielle et la fin de ce que nous appelons le développement – tout ceci reste juste et pour tout dire encore plus vrai deux générations après que Hyman Rickover l’ait si bien exposé et expliqué.

Où en sommes-nous, soixante ans après ? Eh bien, ce qui il y a deux générations était une vision prophétique est aujourd’hui notre réalité. Et notre situation n’est pas bonne, car en vérité nous avons collectivement été bien imprévoyants :

  • Le développement d’alternatives à l’énergie fossile est – pour dire les choses nettement – dans une impasse, seuls des efforts modérés étant consentis et seulement en direction des « énergies renouvelables », du type vent et solaire. Or ces énergies diffuses sur de grands espaces, donc beaucoup plus coûteuses à capter, ne peuvent pas remplacer des sources d’énergie concentrées d’un coût d’exploitation comparativement faible comme les énergies fossiles – sauf pour soutenir un niveau de vie incomparablement plus bas. Ceci sans compter leur intermittence, et les solutions techniques lourdes et coûteuses nécessaires pour pallier les moments où le vent ne souffle pas et le soleil ne brille pas, dont il est permis de douter qu’il soit praticable de les installer à l’échelle requise – qui serait énorme.
  • Ni la transition volontaire vers un niveau de vie beaucoup plus bas – proposition des partisans de la « décroissance » – n’est choisie, ni aucune alternative de haute densité énergétique n’est recherchée avec des efforts un tant soit peu significatifs. Le nucléaire dit « de quatrième génération », serait la piste la plus prometteuse, permettant l’exploitation de ressources en matières « fertiles » cent fois plus abondante que les matières fissiles auxquelles doivent se limiter les réacteurs nucléaires actuels, donc l’accès à des réserves énergétiques suffisantes pour plusieurs siècles de la consommation actuelle, en plus de ses autres avantages en matière de sécurité. Mais cette voie de recherche est dotée de budgets au mieux faméliques, sinon tout simplement inexistants, si bien que les premières réalisations industrielles ne sont pas prévues avant une génération, bien trop tard pour avoir un effet notable sur notre situation.
  • Or, selon les prévisions les plus optimistes, nous sommes trois fois plus près du pic des carburants liquides que nous ne le sommes de l’époque du discours de Rickover – pic alors estimé au début des années 2030. Selon des prévisions plus pessimistes, nous pourrions en être dix fois plus proches – le pic étant aux alentours de 2020. Le pic des carburants liquides, c’est-à-dire le moment où le rythme de production de carburants liquides commence à décroître par début d’épuisement des gisements, doit en effet arriver avant le pic de l’énergie fossile dans son ensemble – laquelle inclut aussi gaz et plus encore charbon nettement plus abondants – et il a une importance cruciale en soi vu le rôle prépondérant des carburants liquides dans les transports. En simplifiant sans doute, une fois le pic des carburants liquides passés, il existe un fort risque que la machine économique mondiale ne s’installe dans la récession, après probablement une phase de stagnation. Cette récession, résultant de limites physiques, serait sans issue à terme prévisible.

Ce serait à peine forcer le trait que de dire que les soixante années depuis l’avertissement prophétique de Rickover – suivi par bien d’autres, telle par exemple l’étude de Meadows et al en 1972, ont été passées essentiellement à forcer le rythme de la machine économique – donc le rythme de consommation des ressources en énergie fossile non renouvelable – mais sans préparer la transition vers d’autres sources d’énergie équivalentes avec un niveau d’effort ni même de sérieux un tant soit peu en rapport avec l’importance de la question.

Et c’est même ne pas encore parler de la question du réchauffement climatique ! Qui n’était guère soupçonnée à l’époque de Rickover voici soixante ans, et qui a pu être résumée ainsi dans une étude publiée par la revue Nature en début d’année : la majorité des réserves d’énergie fossile restantes doivent être laissées dans le sol pour éviter un réchauffement brutal dans les prochaines décennies, avec impact destructeur sur les écosystèmes, allant jusqu’à menacer l’alimentation d’une partie de l’humanité. Sans compter le risque d’emballement que présente un réchauffement trop accentué.

« Nos résultats suggèrent que, globalement, un tiers des réserves en pétrole, la moitié des réserves de gaz et plus de 80 pour cent des réserves actuelles de charbon doivent rester inutilisées de 2010 à 2050 afin d’atteindre la cible de 2°C. »

En mettant en scène une cigale et une fourmi, La Fontaine nous avait pourtant prévenus. Et nous autres, cigales modernes, cigales tragiques, n’avons même pas la possibilité de demander de l’aide à la fourmi, car il n’en existe aucune en ce monde.


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La Fontaine nous avait prévenus...


Alors, consacrer les dernières lueurs de l’automne à nous préparer pour les rigueurs de l’hiver ?

Il y faudra une prise de conscience qui est pour l’heure bien mal engagée, étant non seulement à peine à la frontière de la conscience de la plus grande partie de la population mondiale, mais encore en grande partie engagée dans des chemins de traverse, avec l’illusion que les renouvelables diffus vent et solaire puissent tenir plus qu’un rôle d’appoint.

Raison de plus pour se glisser dans l’assistance en cette journée de printemps 1957 et écouter l’Amiral…


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Les ressources énergétiques et notre avenir

Discours de Hyman Rickover, Amiral de la Marine américaine, 14 mai 1957

Publication originelle en anglaisThe Energy Bulletin, 2 décembre 2006

Traduction en français et notes – Alexis Toulet pour le Nœud Gordien, 12 novembre 2015


C’est un honneur pour moi d’être ici ce soir, quoique ce ne soit pas chose facile je vous assure pour un profane de faire face à une salle de médecins. Un seul d’entre vous, assis derrière son bureau, peut déjà être redoutable. Mon discours n’aura aucune connotation médicale. Ce sera peut-être un soulagement pour vous après les interventions professionnelles que vous avez absorbées. Je vais discuter d’un sujet qui, je l’espère, vous intéressera en tant que citoyens responsables : l’importance des ressources énergétiques pour déterminer notre avenir.

1. L’Age des Carburants Fossiles

Nous vivons ce que les historiens appelleront peut-être un jour l’Age des Carburants Fossiles. Aujourd’hui, charbon, pétrole et gaz naturel fournissent 93% de l’énergie du monde (1) ; l’hydraulique seulement 1% ; et le labeur de l’homme et des animaux domestiques les 6% restants. C’est là une inversion stupéfiante des chiffres de 1850 – il y a seulement un siècle. Alors, les carburants fossiles fournissaient 5% de l’énergie du monde, et hommes et animaux 94%. Cinq sixièmes de tout le charbon, pétrole et gaz consommé depuis le début de l’Age des Carburants Fossiles a été brûlé dans les 55 dernières années.

Ces carburants étaient connus de l’homme depuis plus de 3 000 ans. Dans certaines régions de Chine, on utilisait le charbon pour le chauffage et la cuisine et le gaz naturel pour s’éclairer déjà mille ans avant le Christ. Les Babyloniens brûlaient l’asphalte mille ans encore plus tôt. Mais ces usages étaient sporadiques et sans véritable importance économique. Les carburants fossiles ne sont devenus une source d’énergie importante qu’à partir du moment où des machines fonctionnant au charbon, au gaz ou au pétrole furent inventées. Le bois par exemple était le carburant le plus important jusqu’en 1880, lorsque le charbon le dépassa ; le charbon de son côté n’a été dépassé par le pétrole qu’il y a peu dans ce pays. (2)

Une fois pleinement lancée, la consommation de carburants fossiles a accéléré à un rythme phénoménal. Tous les carburants fossiles utilisés avant 1900 ne dureraient pas cinq ans au rythme actuel de consommation. (3)

Dans aucun endroit du monde cette croissance n’a été plus loin qu’aux Etats-Unis, ni plus rapidement. Notre pays, avec seulement 6% de la population mondiale, consomme un tiers de l’énergie utilisée dans le monde ; cette proportion pourrait être encore plus grande si nous n’utilisions pas l’énergie plus efficacement que les autres pays. Chaque Américain a chaque année à sa disposition une énergie équivalente à celle que l’on peut obtenir de huit tonnes de charbon. C’est six fois la consommation moyenne mondiale par individu. Quoique pas aussi spectaculaires, les chiffres correspondants pour les autres pays très industrialisés affichent également des valeurs au-dessus de la moyenne. (4) Le Royaume-Uni par exemple utilise plus de trois fois plus d’énergie que la moyenne mondiale.

Avec une consommation élevée d’énergie vient un niveau de vie élevé. C’est ainsi que l’énorme énergie fossile à la disposition de notre pays alimente des machines qui font de chacun d’entre nous le maître d’une armée d’esclaves mécaniques. La puissance musculaire de l’homme est estimée à 35 watts en continu, c’est-à-dire un vingtième d’un cheval-vapeur. Les machines fournissent donc à chaque ouvrier américain l’énergie de 244 hommes, tandis qu’au moins 2 000 hommes poussent son automobile sur la route et que sa famille est aidée par 33 fidèles serviteurs domestiques. Chaque locomotive met en jeu l’équivalent de l’énergie de 100 000 hommes, chaque pilote d’avion celle de 700 000 hommes. A la vérité, le plus modeste des Américains bénéficie des services de davantage d’esclaves que les nobles les plus riches n’en possédaient jadis, et vit mieux que la plupart des rois d’autrefois. Malgré les guerres, les révolutions et les désastres, les cent années qui viennent de s’écouler pourraient bien ressembler à un Age d’Or.

Cet Age d’Or continuera-t-il ? Cela dépendra entièrement de notre capacité à maintenir l’énergie disponible en rapport avec les besoins de notre population croissante. Avant que je n’aborde cette question, laissez-moi passer en revue rapidement le rôle des ressources en énergie dans l’avènement et la chute des civilisations.


2. Energies et Civilisations

Disposer d’un surplus d’énergie est bien sûr un prérequis pour quelque sorte de civilisation que ce soit, car si l’homme ne possède que l’énergie de ses muscles, il doit consacrer toute sa force – mentale aussi bien que physique – pour se procurer ne serait-ce que le minimum vital.

C’est un surplus d’énergie qui fournit la base matérielle d’une vie civilisée – un logement confortable et de bon goût plutôt qu’un simple abri ; des vêtements attirants plutôt qu’une simple couverture pour se tenir chaud ; une nourriture appétissante plutôt que quoi que ce soit qui puisse apaiser la faim. C’est ce qui libère du travail exténuant, sans quoi il ne peut y avoir ni art, ni musique, ni littérature, ni apprentissage. Il n’est pas nécessaire d’insister sur ce point. Ce qui a permis à l’homme – l’un des mammifères les plus faibles – de s’élever au-dessus du monde animal était qu’il pouvait concevoir avec son esprit des moyens d’augmenter l’énergie à sa disposition, et utiliser le loisir ainsi gagné pour cultiver son esprit et son âme. Là où l’homme ne peut se reposer que sur l’énergie de son propre corps, il ne peut soutenir que le train de vie le plus maigre.

Le premier pas de l’homme sur l’échelle de la civilisation date de sa découverte du feu et de sa domestication des animaux. Avec ces ressources énergétiques il put bâtir une culture pastorale. Pour s’élever à une civilisation agricole il lui fallait davantage d’énergie. Dans le passé on la tirait du travail des membres subordonnés de grandes familles patriarcales, augmenté des esclaves obtenu par commerce ou par prise de guerre. A ce jour il existe encore quelques communautés reculées où l’on dépend de ce type d’énergie.

Le travail des esclaves était nécessaire pour les cités-Etats et les empires de l’antiquité ; leur population servile était souvent plus grande que leur population libre. Tant que les esclaves étaient nombreux et qu’aucune condamnation morale ne frappait leur possession, il n’y avait guère de pression pour chercher d’autres sources d’énergie ; c’est là peut-être la principale raison pour laquelle l’ingénierie avança si peu dans l’antiquité.

Une réduction de la consommation énergétique par tête a dans le passé toujours mené à un déclin de civilisation et au retour à un style de vie plus primitif. Par exemple, il semble que l’épuisement du bois de chauffe ait été la raison première de la chute de la civilisation Maya sur ce continent, et du déclin de civilisations autrefois florissantes en Asie. L’Inde et la Chine avaient autrefois de grandes forêts, de même qu’une grande partie du Moyen-Orient. La déforestation n’a pas seulement réduit la base de production énergétique, elle eut encore un effet désastreux supplémentaire : privé de couverture arboricole, le sol a été délavé, et avec l’érosion du sol c’est la base de la production alimentaire qui a aussi été réduite.

Une autre cause de déclin des civilisations vient de la pression de la population sur la terre disponible. Il arrive un moment où la terre ne peut plus supporter à la fois les gens et leurs animaux domestiques. Les chevaux et mules disparaissent en premier. Au final, même l’adaptable buffle est remplacé par l’homme qui est deux fois et demie plus efficace comme convertisseur d’énergie que les animaux de bât. Il faut toujours se rappeler que quoique animaux domestiques et machines agricoles augmentent la productivité par travailleur, la productivité maximum à l’hectare n’est atteinte que par une culture manuelle intensive.

C’est quelque chose qui donne à réfléchir, que les populations appauvries de l’Asie, qui aujourd’hui vont rarement dormir leur faim entièrement satisfaite, étaient autrefois beaucoup plus civilisées et vivaient des vies meilleures que les gens de l’Occident. Et ce n’était pas il y a si longtemps. Ce sont les récits rapportés par Marco Polo de la civilisation merveilleuse de la Chine qui attirèrent le regard de l’Europe vers les richesses de l’Orient, et incitèrent des marins aventureux à braver les hautes mers dans leurs petits navires à la recherche d’une route directe vers l’Orient fabuleux. La « richesse des Indes » est une expression toujours usitée, mais quelle qu’ait pu être cette richesse, elle n’est certainement pas visible dans la vie de ses habitants d’aujourd’hui.

L’Asie n’a pas réussi à avancer à la même allure que les besoins de sa population croissante, et elle a sombré dans une telle pauvreté que dans beaucoup d’endroits l’homme est redevenu la première source d’énergie, (5) les autres convertisseurs d’énergie étant devenus trop coûteux. Cela saute aux yeux de l’observateur le plus inattentif. Ce que cela signifie, c’est tout simplement le retour à un stade plus primitif de civilisation, avec toutes ses implications pour la dignité et le bonheur de l’homme.

Quiconque a vu un ouvrier agricole chinois suant et s’épuisant sur sa brouette lourdement chargée, grinçant le long d’une route de pavés, quiconque a tressailli en dépassant en voiture une procession sans fin de bêtes de somme humaines sur la route du marché à Java – les femmes minces courbées sous des charges monstrueuses empilées sur leurs têtes – quiconque a vu les statistiques traduites en chair et en os, réalise la dégradation du statut de l’homme quand sa force musculaire devient la seule source d’énergie à laquelle il ait accès. La civilisation ne peut que dépérir quand les êtres humains sont si dégradés.


3. Esclavage et Progrès technique

Là où l’esclavage représentait une grande source d’énergie, son abolition eut l’effet immédiat de réduire la consommation d’énergie. C’est ainsi que lorsque cette institution antique subit la censure morale du Christianisme, la civilisation déclina jusqu’à ce que d’autres sources d’énergie puissent être trouvées. L’esclavage est incompatible avec la croyance chrétienne en la valeur du plus humble individu en tant qu’enfant de Dieu. Comme le Christianisme se répandait à travers l’Empire romain et comme les maîtres libéraient leurs esclaves – suivant les enseignements de l’Eglise – la base énergétique de la civilisation romaine s’écroula. (6) Certains historiens estiment qu’il peut s’être agi d’une raison majeure du déclin de Rome et du retour temporaire à une forme plus primitive d’existence durant le Haut Moyen Age. L’esclavage disparut graduellement dans le monde occidental, sauf sous sa forme adoucie de servage. Qu’il ait été remis au goût du jour mille ans plus tard ne fait que montrer la capacité de l’homme à faire taire sa conscience – du moins un certain temps – quand ses besoins économiques sont grands. Finalement, même les besoins des plantations d’outre-mer ne suffirent plus à garder vivante une pratique qui répugnait tant aux convictions les plus profondes de l’Occidental.

Il est fort possible que ce soit le refus de dépendre d’un travail esclave pour leurs besoins en énergie qui ait tourné les esprits des Européens du Moyen Age vers la recherche de sources d’énergie alternatives, déclenchant ainsi la Révolution énergétique du Moyen Age, (7) qui à son tour prépara la Révolution industrielle du XIXème siècle. Quand l’esclavage disparut en Occident, l’ingénierie progressa. Les hommes commencèrent à capter la puissance de la nature en utilisant vent et eau comme sources d’énergie. Le voilier en particulier, remplaçant la galère de l’Antiquité propulsée par des esclaves, fut grandement amélioré par les architectes navals médiévaux et devint la première machine permettant à l’homme de contrôler de grandes quantités d’énergie non-animée.

Le deuxième plus important convertisseur d’énergie utilisé par les Européens était la poudre à canon – source d’énergie bien supérieure aux muscles du plus fort des archers. Avec des vaisseaux capables de naviguer les hautes mers et des armes qui l’emportaient sur toute arme manuelle, l’Europe était maintenant suffisamment puissante pour s’attribuer les vastes espaces vides de l’Amérique où elle déversa son excès de population pour construire de nouvelles nations de souche européenne. Avec ces vaisseaux et ces armes elle établit aussi son contrôle sur de vastes zones peuplées d’Afrique et d’Asie d’où elle tira les matières premières dont elle avait besoin pour accélérer son industrialisation, complétant ainsi sa domination navale et militaire d’une suprématie économique et commerciale.

Quand une société à faible énergie vient en contact avec une société à forte énergie, c’est toujours cette dernière qui l’emporte. Les Européens non seulement atteignirent un niveau de vie largement au-dessus de celui du reste du monde, mais cela alors que leur population augmentait à un rythme bien au-delà de celui des autres peuples. De fait, ils doublèrent leur part dans la population mondiale en l’espace de trois petits siècles. D’un sixième en 1650, les gens de souche européenne augmentèrent jusqu’à presque un tiers de la population mondiale en 1950. (8)

Pendant ce temps, la plus grande partie du reste du monde n’équilibrait même pas ses sources d’énergie avec la croissance de sa population. En vérité, la consommation énergétique par tête diminua dans bien des régions. C’est cette différence de consommation d’énergie qui a créé un gouffre toujours plus grand entre la minorité d’un tiers habitant des pays à haute énergie et les deux tiers habitant des régions à basse énergie.


4. Développement et sous-développement

Pour ces pays que l’on nomme « sous-développés », il est beaucoup plus difficile de rattraper la minorité fortunée que pour l’Europe de commencer la transition vers une consommation hautement énergétique. D’une part, leur ratio d’espace disponible par rapport à la population est bien moins favorable ; d’autre part ils ne peuvent déverser nulle part leur population en surplus pour faciliter la transition, puisque tous les espaces disponibles ont déjà été pris par des gens de souche européenne.

Presque tous les pays à basse énergie ont aujourd’hui une densité de population si grande qu’elle perpétue la dépendance envers une agriculture manuelle intensive qui seule peut produire juste assez de nourriture pour leur peuple. Ils n’ont pas assez de terre par tête pour justifier animaux domestiques ni machines agricoles, quoique de meilleures semences, une meilleure gestion des sols, et de meilleurs outils pourraient apporter quelque amélioration. (9) Une grande partie de leur population active doit cependant rester sur la terre, ce qui limite la quantité d’énergie de surplus qui peut être produite. La plupart de ces pays doivent choisir entre utiliser ce faible surplus pour élever leurs très basses conditions de vie et reporter les bienfaits d’aujourd’hui pour de futurs gains en investissant le surplus dans de nouvelles industries. Ce choix est difficile car il n’y a aucune garantie que l’épargne d’aujourd’hui ne s’avère pas avoir été utilisée en vain. Ceci à cause de la rapidité avec laquelle les mesures de santé publique ont réduit les taux de mortalité, d’où une croissance de population aussi élevée voire encore plus grande que celle des nations à haute énergie. C’est un choix amer qui se trouve devant eux ; il explique beaucoup de leurs sentiments antioccidentaux et pourrait bien annoncer une période prolongée d’instabilité mondiale.

L’exemple de l’Inde aidera à illustrer à quel point la consommation énergétique est liée au niveau de vie. Malgré des efforts intelligents et soutenus depuis l’indépendance, le revenu par tête en Inde reste de 20 cents par jour (10) ; sa mortalité infantile est quatre fois la nôtre ; et l’espérance de vie de son peuple est moins de la moitié celle des pays industrialisés de l’Occident. Ce sont les conséquences ultimes de la consommation énergétique très faible de l’Inde : un quatorzième de la moyenne mondiale, un quatre-vingtième de la nôtre.

Inquiétant aussi, le fait qu’alors que la production mondiale de nourriture a augmenté de 9% dans les six années de 1945 à 1951, la population a augmenté de 12%. Non seulement la population mondiale augmente-t-elle plus rapidement que la production de nourriture, mais les progrès de cette dernière tendent malheureusement à se produire dans les déjà bien nourris pays à haute énergie plutôt que chez les pays mal nourris à basse énergie où la nourriture manque le plus.

Je pense qu’aucun autre développement n’est nécessaire pour démontrer l’importance des ressources énergétiques pour notre avenir. Notre civilisation repose sur une base technologique qui nécessite d’énormes quantités de carburants fossiles. Quelle assurance avons-nous que nos besoins en énergie continueront d’être assurés par des carburants fossiles ? La réponse à long terme est : aucune.


5. Epuisement inévitable des ressources fossiles

La Terre est finie. Les carburants fossiles ne se renouvellent pas. De ce point de vue notre base énergétique diffère de celle de toutes les civilisations précédentes. Ils auraient pu maintenir indéfiniment leur source énergétique par une exploitation prudente. Nous, non. Le carburant brûlé est perdu à jamais. Les fossiles sont encore plus évanescents que les métaux. Les métaux eux aussi sont des ressources non renouvelables au final menacés d’extinction, mais on peut tirer quelque chose des déchets métalliques et les recycler. Les carburants eux ne laissent aucun déchet utilisable et l’homme ne peut rien faire pour reconstruire les réserves épuisées de carburants fossiles. Ils ont été créés à partir d’énergie solaire il y a 500 millions d’années et il a fallu des éons pour qu’ils atteignent leur volume actuel.

Face à ce fait basique que les réserves de carburants fossiles sont finies, le temps exact qu’elle dureront (11) n’est important que d’une seule manière : plus longtemps elles dureront, plus nous avons de temps pour inventer des manières de vivre d’énergies renouvelables ou alternatives et pour ajuster notre économie aux vastes changements que nous pouvons attendre d’une telle transition.

Les carburants fossiles ressemblent à un capital en banque. Un parent prudent et responsable utilisera son capital avec parcimonie afin de transmettre à ses enfants autant que possible de ce qu’il a reçu en héritage. Un parent égoïste et irresponsable le gâchera en une vie dissolue et se souciera comme d’une guigne du sort de sa descendance.

Les ingénieurs que leur travail familiarise avec les statistiques énergétiques, les industrialistes à la vue longue qui savent que l’énergie est le principal facteur de toute planification de l’avenir, les gouvernements responsables qui réalisent que le bien-être de leurs citoyens et la puissance politique de leurs pays dépend de la disponibilité d’énergie en suffisance – tous ont commencé à s’inquiéter des ressources en énergie. Dans ce pays tout spécialement, beaucoup d’études ont été faites dans les dernières années, cherchant à établir une information exacte sur les réserves en fossile et les besoins prévisibles.

Bien sûr, les statistiques où le facteur humain intervient ne sont jamais précisément exactes. La taille des réserves utilisables dépend de l’habileté des ingénieurs à améliorer l’efficacité de l’extraction et de l’utilisation des carburants. Elle dépend aussi de la découverte de nouvelles méthodes pour obtenir l’énergie de gisements inférieurs à des coûts qui puissent être supportés sans trop déprimer le niveau de vie. Les estimations de besoins prévisibles dépendent à leur tour lourdement des chiffres de population qui sont toujours attachés d’un fort degré d’incertitude, particulièrement à un moment où l’homme devient de plus en plus capable de contrôler sa façon de vivre.

Les estimations actuelles de réserves en fossiles varient à un point stupéfiant. C’est en partie parce que les résultats diffèrent grandement si le coût de l’extraction est négligé, (12) ou si en calculant la durée des réserves la croissance de la population n’est pas prise en compte, ou encore, tout aussi important, si on n’attache pas assez d’importance à la consommation supplémentaire de carburants nécessaire pour traiter des métaux inférieurs ou de substitution. Nous approchons rapidement d’un point où l’épuisement des meilleurs filons métalliques nous forcera à nous rabattre sur des gisements moins concentrés, qui nécessitent dans la plupart des cas une plus grande dépense énergétique par unité de métal extrait.

Mais la différence la plus importante entre les estimations optimistes et pessimistes des réserves en carburant fossile est que les optimistes parlent en général de l’avenir immédiat – les vingt-cinq prochaines années à peu près – quand les pessimistes pensent à un siècle dans l’avenir. Un siècle voire deux c’est un intervalle assez court dans l’histoire d’un grand peuple. Il me semble raisonnable d’adopter le point de vue du long terme, même si cela signifie regarder en face des réalités désagréables.

Car il est désagréable de constater que suivant nos meilleures estimations, les réserves recouvrables à pas davantage que deux fois le coût unitaire actuel s’épuiseront probablement quelque part entre 2000 et 2050, si on prend en compte le niveau de vie actuel et la croissance de la population. Pétrole et gaz disparaîtront les premiers, le charbon en dernier. Il restera du charbon sous terre, naturellement. Mais il sera si difficile à extraire que le coût énergétique grimperait à des sommets économiquement intolérables, (13) si bien qu’il serait nécessaire soit de découvrir de nouvelles sources d’énergie, soit de baisser drastiquement notre niveau de vie.

Depuis plus d’un siècle nous avons alimenté un nombre toujours croissant de machines avec du charbon ; depuis cinquante ans nous avons nourri de gaz et de pétrole nos usines, voitures, camions, tracteurs, navires, avions et domiciles sans penser en rien à demain. De temps en temps la voix d’une Cassandre s’élevait, pour être rapidement réduite au silence quand une découverte heureuse révisait l’estimation de nos réserves en pétrole, ou quand un nouveau gisement de charbon était découvert dans quelque région reculée. Il faut s’attendre à moins de découvertes heureuses de ce genre à l’avenir, (14) spécialement dans les pays industrialisés où la cartographie des ressources a déjà été effectuée. Pourtant les commentateurs des nouvelles scientifiques voudraient nous faire croire qu’il n’y a pas de raison de s’inquiéter, que les réserves dureront des millénaires, et qu’avant qu’elles s’épuisent la science aura fait des miracles. Notre histoire et notre sécurité jusqu’ici nous ont donné la croyance sentimentale que les choses ce que nous craignons n’arriveront jamais pour de bon – que tout s’arrange pour le mieux à la fin. Mais des hommes prudents rejetteront ces tranquillisants, ils préféreront faire face aux réalités afin de pouvoir planifier intelligemment pour les besoins de leur postérité.

Regardant l’avenir en ce milieu du XXème siècle, nous ne pouvons être excessivement confiants que le niveau de vie élevé actuel continuera certainement pendant le prochain siècle et au-delà. Les coûts des carburants fossiles commenceront certainement bientôt à augmenter lorsque les meilleures et plus accessibles réserves seront épuisées, et il faudra un plus grand effort pour obtenir la même énergie des réserves restantes. Il est probable aussi que le carburant liquide synthétisé à partir de charbon sera plus coûteux. (15) Pouvons-nous être certains que lorsque les carburants économiquement utilisables auront disparu la science aura déjà appris à maintenir un niveau de vie élevé à partir de sources d’énergie renouvelables ?


6. Alternatives, les renouvelables et le nucléaire

Je crois qu’il serait sage de supposer que les principales sources renouvelables de d’énergie que nous pouvons espérer exploiter avant que les réserves de fossiles ne soient épuisées ne fourniront que 7 à 15% de nos besoins. Les cinq principales sont le bois de chauffe, les déchets agricoles, le vent, l’hydraulique et la chaleur du soleil.

Bois de chauffe et déchets agricoles sont des substituts improbables à cause des besoins en nourriture croissants à prévoir. (16) Il est plus probable qu’on utilisera la terre pour produire de la nourriture que pour produire du bois ; les déchets de ferme pourraient être plus utiles pour fertiliser le sol que pour alimenter des machines.

La puissance du vent et de l’eau ne peut fournir qu’un petit pourcentage de nos besoins en énergie. (17) De plus, tout comme pour l’énergie solaire, de coûteuses structures seraient nécessaires, utilisant de la terre et des métaux qui eux aussi seront comptés. Et rien de ce que nous savons aujourd’hui ne permet de fonder trop d’espoirs sur l’énergie solaire, (18) même si elle devrait être utilisable pour le chauffage dans les sites bien placés et pour la cuisson dans des pays chauds manquant de bois, comme l’Inde.

Les perspectives des carburants nucléaires semblent plus prometteuses. Il ne s’agit pas à proprement parler d’énergie renouvelable, du moins dans l’état actuel de la technologie, mais leur capacité de surrégénération ainsi que l’énergie très élevée extractible de petites quantités de matériau fissile, tout comme le fait que ces matériaux sont relativement abondants, (19) semblent bien mettre les combustibles nucléaires dans une catégorie à part des combustibles fossiles. Retraiter les déchets radioactifs des centrales nucléaires est cependant un problème qu’il faudra résoudre avant que l’on puisse utiliser l’énergie nucléaire à grande échelle. (20)

Une autre limite de l’énergie nucléaire est que nous ne savons pas aujourd’hui comment l’employer autrement que dans de grandes installations pour produire l’électricité ou le chauffage. A cause de ses caractéristiques propres, on ne peut employer du combustible nucléaire directement dans des petites machines telles que voitures, camions ou tracteurs. Il est douteux que l’on puisse dans un avenir prévisible s’en servir pour les avions ou les navires civils, sauf les plus grands. Plutôt que des locomotives nucléaires, il pourrait être avantageux de propulser les trains par l’électricité produite dans des centrales nucléaires. Nous ne sommes qu’aux balbutiements de la technologie nucléaire, il est donc difficile de prédire l’avenir.


7. Transports et énergie – comment préparer l’avenir

Le transport – la circulation sanguine de toutes les civilisations techniques avancées – semble assuré une fois payé le coût initial élevé de l’électrification des chemins de fer et du remplacement des bus par des tramways ou trains électriques. Mais à moins que la science ne puisse accomplir le miracle de synthétiser du carburant automobile de quelque source aujourd’hui inconnue, ou à moins que des câbles électriques ne propulsent des automobiles électriques sur toutes les rues et les routes, il sera sage de se faire à la possibilité de la disparition au final des automobiles, camions, bus et tracteurs. (21) Cependant, bien avant que tout le pétrole n’ait été utilisé et que l’hydrogénation du charbon pour la synthèse de carburants liquides n’ait pris fin, le coût du carburant automobile pourrait avoir augmenté au point où les voitures individuelles seront trop chères à utiliser et le transport public redeviendra une activité profitable.

Aujourd’hui, c’est l’automobile le consommateur d’énergie le plus dispendieux. Son efficacité énergétique est de 5%, (22) à comparer avec 23% pour le rail diesel-électrique. C’est le plus vorace des dévoreurs de carburants fossiles, comptant pour plus de la moitié de la consommation de pétrole de ce pays. Et le pétrole que nous utilisons aux Etats-Unis en un an, il a fallu à la nature environ 14 millions d’années pour le créer. Curieusement, l’automobile, le plus grand agent de l’épuisement rapide des réserves de pétrole, pourrait finalement être le premier consommateur à en souffrir. La réduction de l’usage des automobiles nécessiterait une réorganisation extraordinairement coûteuse de la manière de vie dans les nations industrialisées, particulièrement aux Etats-Unis. Il semblerait prudent de garder cela à l’esprit pour la planification future des villes et des sites industriels. (23)

Nos réserves actuellement connues de matériaux fissiles sont de nombreuses fois plus grandes (24) que nos réserves nettes économiquement accessibles de charbon. Avant la fin du siècle, on arrivera à un point où le coût des carburants fossiles aura suffisamment augmenté pour rendre les combustibles nucléaires économiquement compétitifs. Avant cela, il nous faudra faire de grands efforts pour hisser notre corpus de connaissances scientifiques et technologiques à un niveau plus élevé. Nous devons aussi inciter bien davantage de jeunes Américains à devenir des ingénieurs en métallurgie et en génie nucléaire. Sinon, nous n’aurons pas les connaissances ni les personnes nécessaires pour construire et faire marcher les centrales nucléaires qui pourraient au final devoir fournir la majorité de notre énergie. Si nous commençons maintenant, nous pourrions réussir à atteindre le niveau requis de compétence avant que nos réserves en carburants fossiles s’épuisent, mais la marge de sécurité n’est pas bien grande. C’est aussi supposer que nous pourrons éviter une guerre atomique et que la croissance de la population ne dépassera pas celle que prévoient aujourd’hui les démographes.

La guerre, bien sûr, remet en question toutes les prévisions. Même des tensions mondiales croissantes n’allant pas jusqu’à la guerre pourraient avoir des conséquences qui vont loin. Dans ce pays, cela pourrait d’un côté amener à une meilleure conservation des réserves nationales, compensée par de plus grandes importations, et à une accélération de la recherche scientifique qui peut-être découvrirait de nouvelles sources d’énergie insoupçonnées. De l’autre côté, la course aux armements qui en résulterait épuiserait plus rapidement les gisements de métaux, avançant le jour où des gisements moins concentrés devront être utilisés, au prix d’une plus grande dépense en énergie. Des nations sous-développées possédant des gisements d’énergie fossile pourraient être contraintes à les refuser au monde libre, ou pourraient d’elles-mêmes décider de les économiser pour l’avenir. L’effet sur l’Europe, qui dépend des importations en charbon et en pétrole, (25) serait désastreux et nous devrions partager nos propres réserves, ou bien perdre nos alliés.


8. Croissance de la population et ajustement de l’American Way of Life

Sauf guerre atomique ou changements inattendus à la courbe de population, nous pouvons compter sur une augmentation de la population mondiale de 2,5 milliards aujourd’hui à 4 milliards en l’an 2000, (26) et 6 à 8 milliards d’ici 2050. On s’attend à ce que les Etats-Unis quadruplent leur population durant le 20ème siècle, de 75 millions en 1900 jusqu’à 300 millions en l’an 2000 – et à ce qu’ils atteignent au moins 375 millions en 2050. Ce serait presque exactement la population actuelle de l’Inde, qu’elle nourrit sur juste un peu moins de la moitié de notre superficie terrestre.

Contempler un graphe de la croissance de la population mondiale depuis les temps préhistoriques – il y a des dizaines de millénaires – jusqu’à après-demain est une expérience étonnante. Si nous visualisons la courbe de la population comme une route qui commence au niveau de la mer et s’élève en proportion de l’augmentation de la population mondiale, nous la verrons s’étendre sans fin, presque plate, pendant 99% du temps où l’homme a habité la Terre. Six mille ans avant Jésus, quand l’histoire écrite commence, la route est environ 20 mètres au-dessus du niveau de la mer, ce qui correspond à une population de dix millions. Sept mille ans plus tard, en l’an 1000, la route a atteint une altitude de 500 mètres ; la pente devient alors plus raide, et six cents ans plus tard la route est à 900 mètres. Durant le court intervalle des 400 dernières années – des années 1600 à 2000 – elle vire tout-à-coup sur une pente très raide, presque verticale et se propulse jusqu’à 9 000 mètres – l’altitude du Mont Everest, la plus haute des montagnes au monde. (27)

Pendant les 8 000 ans depuis le début de l’histoire jusqu’à l’an 2000, la population mondiale aura augmenté de 10 millions jusqu’à 4 milliards, avec 90% de cette croissance durant les derniers 5% de la période, en quatre cents ans. Il a fallu les 3 000 premières années de l’histoire pour arriver au premier doublement de population, et cent ans pour le dernier en date, mais le suivant ne prendra que 50 ans. Le calcul nous permet d’estimer qu’une proportion stupéfiante de 1 sur 20 des hommes qui ont jamais vécu est aujourd’hui vivant. (28)

La rapidité de la croissance de la population ne nous a pas donné assez de temps pour ajuster notre manière de penser. Il n’y a guère plus d’un siècle, notre pays, l’endroit même où je me trouve maintenant, n’était qu’un espace sauvage où un pionnier pouvait trouver la plus complète liberté loin des hommes et du gouvernement. Si l’endroit devenait trop encombré – s’il voyait fumer la cheminée de son voisin – il pouvait remballer ses affaires et aller plus loin vers l’ouest, et souvent il le faisait. Nous avons commencé notre existence en 1776, une nation de moins de quatre millions de personnes – réparties sur un vaste continent – avec des richesses naturelles en apparence inépuisables. Nous avons économisé ce qui était rare – le travail humain – et utilisé sans compter ce qui semblait abondant – les ressources naturelles – et nous continuons ainsi à ce jour.

Une grande partie de ces grands espaces qui nourrissaient le plus dynamique du caractère américain a aujourd’hui été recouvert par des villes, des usines et des banlieues où chaque fenêtre n’offre pas de vue plus inspirante que la cour du voisin, avec la fumée de son foyer clairement visible entre les fils de fer.

La vie dans des communautés encombrées ne peut être la même que la vie sur la Frontière. Nous ne sommes plus libres comme l’était le pionnier – de travailler pour nos besoins immédiats, sans pernser à l’avenir. Nous ne sommes plus aussi indépendants des autres hommes ni du gouvernement que l’étaient les Américains il y a deux ou trois générations. Une part toujours croissante de nos revenus doit aller à résoudre les problèmes que pose la vie les uns sur les autres – des gouvernements plus gros, des budgets municipaux, régionaux et nationaux plus gros pour payer plus de services publics. Rien que nous fournir assez d’eau et nous débarrasser de nos déchets devient plus difficile et plus coûteux d’un jour à l’autre. Il faut davantage de lois et davantage de forces de police pour réguler les relations humaines dans des communautés urbaines industrielles et sur des autoroutes encombrées que dans l’Amérique de Thomas Jefferson.

Bien sûr, personne n’aime payer des impôts, mais nous devrons bien nous accommoder d’impôts plus grands dans l’Amérique plus grande de demain. (29)


9. L’impératif éducatif

Je suggère que le moment est venu de penser la tête froide à nos responsabilités envers nos descendants – ceux qui vivront la fin de l’Age des Carburants Fossiles. Notre plus grande responsabilité, comme parents et comme citoyens, est de donner aux jeunes de l’Amérique la meilleure éducation possible. Nous avons besoin des meilleurs professeurs, et en nombre suffisant pour préparer nos jeunes à un avenir incomparablement plus complexe que notre présent, où l’on aura besoin d’un nombre toujours plus élevé d’hommes et de femmes compétents et bien formés. Cela veut dire que nous ne devons pas reporter la construction de davantage d’écoles, d’universités et de terrains de jeu. Cela veut dire que nous devons nous réconcilier avec la réalité d’impôts de plus en plus lourds pour créer et entretenir avec des salaires corrects un corps largement agrandi de professeurs bien mieux formés, (30) même si cela doit nous coûter tel plaisir temporaire comme acheter une nouvelle voiture plus grande, ou un poste de télévision, ou tel gadget domestique. Nous découvrirons – je le crois – que ces petites privations seront bien mieux que compensées par les bénéfices qu’ils produiront dans l’Amérique de demain. Nous pourrions même – si nous le décidions – laisser respirer ces jeunes gens en économisant aujourd’hui du carburant et du métal, un peu par ici et un peu par là, afin de leur créer une marge de sécurité pour les ajustements nécessaires qu’ils devront bien réaliser dans un monde sans carburants fossiles.

Je voudrais vous proposer une dernière pensée. Une grande capacité énergétique a toujours été un prérequis pour la puissance politique. La tendance est à la concentration du pouvoir politique dans un nombre toujours plus petit de pays. Au final, la nation qui contrôle les plus grandes ressources en énergie deviendra dominante. Si nous pensons aux problèmes de l’énergie, si nous agissons avec sagesse et suffisamment tôt pour économiser ce que nous avons et bien nous préparer à l’avance pour les changements nécessaires à l’avenir, nous assurerons à notre pays une position dominante.



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Notes

(1) - La part de l’énergie mondiale issue des sources fossiles n’a qu’à peine diminué, aux alentours de 86% en 2015. La différence provient d’une part de l’hydroélectricité, qui a connu un large développement jusqu’à presque 7% de la production énergétique mondiale – mais n’est pas loin de son développement maximal, la majorité des sites propices ayant déjà été développés. D’autre part du nucléaire, fournissant entre 4 et 5% de l’énergie mondiale. Les nouveaux renouvelables, en premier lieu l’éolien, ne dépassent qu’à peine 1% du total

(2) - Le charbon a retrouvé de manière surprenante la première place à partir de la décennie 2000, notamment du fait de la libéralisation du commerce mondial et de la place qu’a pris la Chine, grand utilisateur de charbon, en tant que premier centre manufacturier mondial – aux dépens certes du climat, le charbon étant l’énergie fossile la plus polluante en CO2

(3) - Moins de deux ans au rythme de consommation de 2015

(4) - La liste précise des pays les plus consommateurs a évolué, comme celle des pays les plus développés. Le fait fondamental d’une très grande inégalité d’accès à l’énergie, parallèle à l’inégalité de développement, demeure

(5) - Depuis deux générations, l’Asie a certes réalisé des progrès remarquables, une partie de l’Extrême-Orient rattrapant le niveau de vie occidental, tandis que la plus grande partie de la Chine et des pays d’Asie du Sud-est progressaient d’une manière plus modérée. Une grande partie de l’Inde ainsi que de l’Afrique noire connaissent cependant toujours des conditions de vie comparables à celles décrites ici par Rickover

(6) - Suivant d’autres interprétations historiques, l’esclavage ne disparut que progressivement, le Haut Moyen-âge le connaissant encore, et ce n’est qu’au début du deuxième millénaire qu’il avait entièrement disparu de l’Occident. Avant bien sûr d’être réinventé au 16ème siècle dans les Amériques, la différence de couleur de peau servant de prétexte à l’exclusion des Noirs du bénéfice de l’interdiction de l’esclavage – une justification qui aurait fort surpris un contemporain de Saint-Louis…

(7) - Avec le recours plus fréquent aux animaux de bât, puis l’invention du moulin, l’Europe de la fin du Moyen-âge disposait effectivement d’une production énergétique par tête supérieure à celle des autres grandes civilisations

(8) - La croissance démographique dans les pays dits du Tiers Monde a depuis réduit cette part aux environs d’un cinquième. Suivant les prévisions démographiques, elle devrait être revenue en dessous d’un sixième en 2050, comme en 1650

(9) - Ce que Hyman Rickover ne pouvait encore deviner en 1957, c’est que la croissance de la productivité agricole y compris dans le Tiers Monde – la fameuse « Révolution verte » à base de mécanisation et d’engrais – permettrait à tous les pays de dégager la plus grande partie de la population de la nécessité de travailler la terre. C’est aussi la racine de l’urbanisation rapide et souvent désordonnée des grandes villes du Sud. Gardons toutefois à l’esprit que la Révolution verte, au même titre que voitures et avions, dépend des énergies fossiles…

(10) - Rappelons que le dollar de 1957 avait une valeur incomparablement supérieure à celui de 2015. Le revenu par tête en Inde aujourd’hui est de l’ordre de 4 dollars par jour, soit seulement le double de sa valeur à l’époque du discours de Rickover

(11) - Les estimations du « pic des carburants liquides », c’est-à-dire le moment où la quantité de carburants liquides – dérivés du pétrole et autres – disponibles chaque année au niveau mondial commencera à diminuer irrémédiablement du fait de leur exploitation de plus en plus difficile, vont de après 2030 pour les plus optimistes jusqu’à avant 2020 pour les plus pessimistes

(12) - L’augmentation du prix du pétrole, d’un facteur environ 2,5, à partir de 2005-2006, est interprétable comme le résultat direct de l’approche du pic des carburants liquides, si bien que des sources toujours plus difficiles et coûteuses doivent être exploitées. La récente division par 2 du prix du pétrole à partir de 2014 a lieu sur fond de diminution des investissements dans l’exploitation des gisements qui ne sont pas rentables à ce prix réduit, contribuant à réduire la disponibilité future de pétrole, ce qui pose la question de la durabilité de cette phase de prix bas du pétrole

(13) - C’est là une référence à la notion de taux de rendement énergétique (TRE), la quantité d’énergie extractible d’un gisement ou d’une autre source divisée par la quantité d’énergie nécessaire pour l’obtenir. Le TRE moyen des gisements baisse avec le temps, étant donné que les plus faciles donc ceux qui nécessitent le moins d’énergie pour leur exploitation ont été mis en production les premiers

(14) - De fait, les découvertes de grands gisements datent de la deuxième moitié du XXème siècle, elles sont beaucoup plus rares aujourd’hui, et nécessitent d’aller dans des endroits toujours plus inaccessibles, les gisements sous-marins ultra-profonds ou encore l’Océan arctique. Frontières de la technique où les déceptions et les abandons sont assez fréquents, voir l’annulation ou le report de nombreux projets de développement dans l’Arctique par les grands pétroliers

(15) - Non seulement plus coûteux, mais limité dans le rythme de la montée en puissance de sa production. Les procédés CTL (de l’anglais Coal To Liquid) n’ont commencé que lentement à se répandre à partir du moment où le prix du pétrole a augmenté en 2005-2006 et les projets de développement sont remis en question par la baisse récente du prix

(16) - Il faut y ajouter les agrocarburants, c’est-à-dire les cultures industrielles de plantes destinées à produire des carburants. De fait, le développement qu’ils ont connu dans la décennie 2000, aussi minime qu’il était par rapport aux besoins mondiaux en carburants liquides, a contribué à mettre fortement en tension les marchés internationaux des céréales, du fait des superficies qu’il occupait au détriment des cultures vivrières. Difficile d’imaginer qu’on puisse aller beaucoup plus loin. Il est en revanche tout à fait possible qu’il devienne nécessaire de reconvertir des champs vers un usage alimentaire, afin de contribuer à nourrir le presque 1 milliard de personnes souffrant encore aujourd’hui de malnutrition

(17) - La situation n’a pas beaucoup changé depuis 1957. Certes l’hydroélectricité fournit maintenant 6 à 7% des besoins énergétiques mondiaux, mais la majorité des sites possibles sont déjà exploités. Quant à l’éolien, son coût élevé – électricité plusieurs fois plus chère que les énergies concurrentes – est le reflet de sa complexité mécanique intrinsèque, et rend difficile d’imaginer qu’il devienne une source majeure d’énergie. Sans parler de son intermittence, c’est-à-dire des énormes réservoirs d’énergie nécessaires pour assurer une production régulière à partir du vent fortement irrégulier, ce qui rajoute encore aux coûts

(18) - La technologie photovoltaïque a fait des pas de géants depuis l’époque de Rickover, et la production d’électricité à grande échelle est désormais envisageable. Cependant, comme pour l’éolien, le coût et l’intermittence demeurent des problèmes majeurs, et l’utilisation d’énergie solaire ne peut être viable que massivement subventionnée, en pratique par les autres énergies. Contrairement à l’éolien cependant, on ne peut exclure que la poursuite des progrès techniques ne débouche à terme sur du solaire véritablement bon marché, ce qui ne laisserait plus à résoudre que la question, majeure, de l’intermittence

(19) - Hyman Rickover se place ici dans le cadre de la surrégénération, qui permet d’utiliser des matériaux « fertiles » relativement abondants, et dont la possibilité était déjà connue à son époque. Cependant, les réacteurs nucléaires actuels ne peuvent utiliser que des matériaux fissiles, nettement plus rares. Pour accéder au plein potentiel de l’énergie nucléaire, des réacteurs dits « de quatrième génération » sont nécessaires. Le seul à avoir fonctionné à l’échelle industrielle est le français Superphénix, cependant arrêté à la fin des années 1990 par passion antinucléaire. La recherche sur de futurs réacteurs de quatrième génération est très lente du fait de crédits très limités – l’essentiel allant vers les fossiles, et le reste vers éolien et solaire

(20) - Il a été résolu depuis – voir en France l’usine de retraitement de La Hague

(21) - Cette possibilité est ouverte. Notons toutefois que les progrès en matière de batterie pour automobile électrique sont très prometteurs – une autonomie de 500 km est envisageable pour des véhicules particuliers. La survie à terme de l’automobile est donc pensable, sous réserve naturellement de disposer de centrales électriques alimentées par autre chose que du gaz ou du charbon…

(22) - Les automobiles de 2015 sont énergétiquement beaucoup plus efficaces que celles d’il y a soixante ans. Cependant, le fait fondamental de l’inefficacité relative de la voiture comparée au rail demeure aujourd’hui

(23) - C’est le contraire qui a eu lieu. L’extension de l’habitat dans des banlieues toujours plus lointaines a multiplié les situations de dépendance envers la voiture, surtout aux Etats-Unis vu leur faible développement des transports publics par rail. La situation en Europe, avec sa densité de population supérieure et ses taxes sur le carburant encourageant par contrecoup le développement des transports publics est relativement meilleure

(24) - Suffisantes pour des siècles de consommation – sous réserve d’utiliser des réacteurs surrégénérateurs à matière fertile, s’entend. Voir la note 19

(25) - L’Europe est aujourd’hui dépendante d’importations de pétrole, de gaz et de charbon. La dépendance au charbon a même augmenté en Allemagne du fait du développement de l’éolien et du solaire dans ce pays – le charbon et le gaz étant utilisés pour pallier à l’intermittence des « nouveaux renouvelables ». La situation de la France est meilleure pour l’électricité, du fait de sa puissance électronucléaire, les matériaux fissiles se prêtant bien à un stockage de longue durée et le pays en ayant une réserve pour plusieurs années. La France est cependant tout aussi dépendante des importations en pétrole que n’importe quel autre pays européen

(26) - Entre progrès meilleurs que prévu de l’hygiène et de la mortalité infantile, et natalité plus élevée pendant plus longtemps de beaucoup de pays sous-développés, la population mondiale dépassait en réalité les six milliards en l’an 2000, elle atteint 7,3 milliards en 2015 et est prévue aux alentours de 9 à 10 milliards pour 2050 – sous réserve que les tendances présentes se poursuivent sans rupture

(27) - En fait, 13 000 mètres en 2000, et 16 000 mètres en 2015

(28) - La proportion est en 2015 aux alentours de 1 homme sur 15 qui a jamais vécu

(29) - La tendance des dernières décennies n’a pas joué dans ce sens. Au travers de la doxa économique dite du « consensus de Washington », de la mise en concurrence fiscale par exemple dans le cadre de l’Union européenne, ou encore la multiplication des paradis fiscaux pour les individus fortunés comme pour les groupes internationaux, c’est au contraire la diminution des impôts surtout pour les plus favorisés qui a été continûment privilégiée. Le taux marginal d’imposition le plus élevé dans l’Amérique conservatrice du président Eisenhower dans les années 1950 était de 91%, l’idée de le remonter à 75% dans la France socialiste du président Hollande a été dénoncée comme extrémiste et contre-productive

(30) - Bien loin de ce que proposait Hyman Rickover afin de mieux préparer les pays développés à un rôle beaucoup plus grand de la technologie notamment pour la production d’énergie, non seulement les performances éducatives ont eu une tendance nette à la régression, à commencer par les Etats-Unis, suivis plus récemment par d’autres pays dont la France, mais les rémunérations des professeurs n’ont pas été réévaluées pour rendre possible d’attirer les meilleurs, nombre de ces derniers préférant la finance incomparablement plus rémunératrice que professorat, ingénierie ou médecine