La « mesure forte » annoncée par Emmanuel Macron lors de son allocution de jeudi soir 12 mars était la fermeture de toutes les écoles. Sera-t-elle suffisante pour freiner la progression de l’épidémie ? Rappelons que l’Italie a fermé toutes ses écoles et universités le 4 mars, alors qu’elle comptait 107 morts du coronavirus – ce qui n’a pas empêché que le 13 mars elle en recense douze fois plus. Mesure à coup sûr utile, il y a toutes raisons de croire que la fermeture des écoles sera cependant insuffisante à elle seule pour freiner véritablement la propagation du virus.

Ce qui laisse ouverte la question de la véritable stratégie choisie par le gouvernement français pour lutter contre le coronavirus.

On peut encore remarquer que Emmanuel Macron a également demandé aux personnes les plus âgées et les plus malades de rester autant que possible chez elles

C’est pourquoi je demande ce soir à toutes les personnes âgées de plus de 70 ans, à celles et ceux qui souffrent de maladies chroniques ou de troubles respiratoires, aux personnes en situation de handicap, de rester autant que possible à leur domicile. Elles pourront, bien sûr, sortir de chez elles pour faire leurs courses, pour s’aérer, mais elles doivent limiter leurs contacts au maximum

Selon certaines analyses, la véritable stratégie du gouvernement français pourrait être de compter sur l’« immunité de groupe » pour résister à l’épidémie.

C’est en tout cas la stratégie explicitement revendiquée par le gouvernement britannique de Boris Johson. Et une stratégie dont en Allemagne le président du Syndicat des médecins conventionnés Andreas Gassen parle en bien

"Cela peut sembler choquant pour le profane, mais vu sobrement, cela n’a rien de menaçant : il y a des virus qui infectent pratiquement tout le monde au moins une fois (ce qui dans le cas du coronavirus pourrait) prendre quatre ou cinq ans. Plus ce sera rapide, plus grand sera le défi pour le système de santé. Mais je ne pense pas que même si le nombre de cas augmente encore rapidement, nous atteindrons nos limites"

Alors qu’est-ce au juste que l’immunité de groupe ? Et est-il raisonnable de compter dessus en face de l’épidémie de coronavirus ?

Qu’est-ce que l’immunité de groupe ?

L’immunité de groupe est un phénomène qui permet de bloquer la propagation d’un virus dans un groupe dont pourtant seule une partie est immunisée. En quelque sorte, ce sont les immunisés qui protègent les vulnérables. Pour cela, il est nécessaire que lorsque le virus "cherche" à se propager à partir d’un individu infecté, il rencontre suffisamment souvent un individu immunisé - qu’il ne peut infecter - pour que sa propagation s’épuise rapidement.

A titre d’exemple, imaginons un virus qui dans des conditions idéales pour lui se propagera à deux personnes à partir de chaque individu infecté. Si c’est dans une population dont plus de la moitié est immunisée, alors l’une de ces deux personnes sera immunisée et le virus ne se propagera qu’à une seule personne, voire à aucune si celle-là est immunisée aussi. Le calcul montre que sa propagation s’arrêtera assez vite - la contagion est évitée.

Pour qu’il y ait immunité de groupe, il faut que la proportion d’individus immunisés passe un certain seuil, qui se calcule comme Seuil = 1 - (1/ R0), R0 étant le taux de reproduction de base de la maladie, c’est-à-dire le nombre moyen de nouvelles infections qu’une personne infectée va générer dans une population qui n’a pas été exposée au virus auparavant. Le R0 du coronavirus SARS-CoV-2 est diversement estimé entre 2,2 et 3,5, avec une médiane dans la littérature scientifique qui s’établit à 2,79. L’immunité de groupe au coronavirus serait donc atteinte à partir du moment où la proportion de la population ayant déjà été porteur du virus SARS-CoV-2 et y étant donc immunisée atteindrait un seuil situé entre 55% à 71% de la population, avec une médiane à 64%.

Combien de Français devraient-ils développer la maladie Covid-19 avant que l’ensemble des autres soient protégés ?

Cela dépend de la proportion des personnes porteuses du virus qui ne développeront jamais cette maladie, parce que leur organisme y résistera. D’après les données fournies par le cas du navire de croisière Diamond Princess, dont la situation a pu être étudiée en grand détail, et qu’a rappelées l’Institut Pasteur, l’infection serait asymptomatique ou paucisymptomatique – pas ou peu de symptômes – chez 30% à 60% des patients infectés – c’est-à-dire que 70% à 40% d’entre eux seulement développeraient la maladie Covid-19.

En définitive, en combinant les hypothèses optimistes, on arrive à une proportion de 40% * 55% = 22% de la population qui devrait développer la maladie avant que l’immunité de groupe soit atteinte, et à une proportion de 70% * 71% = 50% en combinant les hypothèses pessimistes, l’hypothèse intermédiaire étant une proportion de 64% * 55% = 35%.

S’agissant de la population française estimée à 67 millions, le seuil d’immunité de groupe nécessiterait donc que 15 à 33 millions de Français développent la maladie à coronavirus – c’est-à-dire ne soient pas simplement des « porteurs sains », mais subissent pour de bon la maladie, même sous sa forme relativement bénigne – avec une médiane à environ 23 millions de malades nécessaires.

Il est donc possible que la stratégie du gouvernement doive être comprise ainsi : protéger les plus âgés "de plus de 70 ans" et les plus malades en demandant à eux seuls d’appliquer la quarantaine, laisser les autres continuer leurs activités notamment professionnelles en appliquant simplement quelques mesures pour limiter la vitesse de la contagion - mais sans espérer la stopper - puis lorsqu’un nombre suffisant de Français - entre 15 et 33 millions - auront eu la maladie il sera possible de relâcher les mesures, le virus étant vaincu par effet d’immunité de groupe.

La stratégie consiste en un mot à sacrifier un petit nombre de jeunes - entendre : des gens en-dessous de 70 ans - afin de sauver un grand nombre de vieux et de malades, cela sans suspendre l’économie ou plus exactement les activités économiques autres qu’essentielles soit en gros alimentation, santé, réseaux eau et électricité, pompiers et police. Bref, vaincre la maladie pour beaucoup moins cher qu’une suspension radicale comme celle qui a réussi en Chine ou celle que tente l’Italie.

Quelles sont les chances de succès d’une stratégie d’immunité de groupe ?

Nulles.

La question à poser est la capacité de la société française – de n’importe quelle société d’un pays développé – à supporter ce genre d’« épreuve du feu » tout en continuant à assurer le plus clair des activités économiques. En effet, c’est bien le maintien en marche de l’ensemble de l’économie, plutôt que seulement de l’essentiel, qui est visé. C’est l’avantage revendiqué de la stratégie d’immunité de groupe par rapport à la stratégie de confinement et quarantaine qu’a adopté l’Italie.

Une partie de la réponse doit faire intervenir la psychologie collective, et bien sûr les prédictions dans ce domaine sont notoirement difficiles et incertaines – j’en parlerai plus loin.

Une autre partie de la réponse est plus quantifiable. Les unités de soins intensifs des hôpitaux français sont-elles capables de faire face à l’afflux de patients que cette stratégie causerait ? Clairement, non !

La France compte environ 5 500 lits de soins intensifs, dont une partie est à l’évidence déjà occupée par des malades. Imaginant même qu’un effort titanesque permette de créer assez de nouveaux lits pour placer l’ensemble des malades actuellement en soins intensifs - rappelons qu’il s’agit de services de haute technicité, avec un matériel rare, servi par des personnels spécialement formés - les hôpitaux français ne pourraient pas accueillir plus de 5 500 malades du coronavirus en soins intensifs à la fois. Sachant qu’ils ont besoin en général d’au moins 3 semaines de ce traitement avant d’éventuellement se remettre, le système de santé français ne pourrait pas traiter les malades en soins intensifs à un rythme supérieur à 5 500 * 52 / 3 = 95 000 par an, même dans ce cas favorable probablement irréaliste.

Mais si 15 à 33 millions de Français développaient la maladie Covid-19, combien d’entre eux auraient-ils besoin de soins intensifs ? On peut l’estimer grossièrement à partir des retours d’expérience chinois donnant 6% de l’ensemble des malades en soins intensifs et 2,3% de décès, c’est-à-dire que le nombre de patients en soins intensifs est environ 2,6 fois plus élevé que celui de décès prévisibles.

Et combien de décès prévisibles dans la population des moins de 70 ans si 15 à 33 millions d’entre eux avaient la maladie ?

Estimer les décès prévisibles

La probabilité de décès du fait du coronavirus pour les malades recevant les meilleurs soins est estimée comme suit

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D’autre part, l’INSEE fournit la répartition par âge de la population française :

  • 8,0 millions entre 60 et 69 ans
  • 8,8 millions entre 50 et 59 ans
  • 8,6 millions entre 40 et 49 ans
  • 24,1 millions entre 10 et 39 ans
  • enfin, 7,8 millions en-dessous de 10 ans

Le croisement des chiffres de population et des probabilité de décès mesurées en Chine mène à une estimation de 485 000 décès si l’ensemble de ces 57,3 millions de personnes développaient la maladie. Cependant, compte tenu d’une estimation de 15 à 33 millions de malades avant d’atteindre le seuil d’immunité de groupe, le nombre des décès prévisible est réduit en proportion, dans une fourchette de 127 000 à 279 000 décès de personnes de moins de 70 ans.

En définitive, le nombre de patients à traiter en soins intensifs serait de 2,6 fois le nombre des décès finaux, soit 330 000 à 720 000 patients en soins intensifs. Dans l’hypothèse favorable plus haut de 95 000 patients pris en charge en soins intensifs chaque année, le système de santé français ne parviendrait donc à tenir que si l’arrivée des patients était étalée sur une période de 3,5 à 7,5 ans !

L’effondrement inévitable des services de soins intensifs

Le virus aura-t-il l’amabilité de ralentir suffisamment sa propagation pour que les patients puissent tous être traités ? Non, bien sûr. Le phénomène a une progression exponentielle, en France comme en Italie, comme dans tous les pays qui à la différence de Taiwan ou de Singapour n’ont pas réagi à la fois très rapidement et en multipliant les tests auprès des contacts des malades connus pour bloquer la progression.

C’est ainsi que le nombre de cas de coronavirus détectés en France augmente à un rythme stabilisé depuis cinq jours aux environs de 26%. Pour fixer les idées, ce rythme correspond à :

  • Doublement en 3 jours
  • Multiplication par 5 en une semaine
  • Multiplication par 10 en dix jours
  • Multiplication par 1 000 en un mois

Même s’il est permis d’espérer que la fermeture des écoles et les autres mesures annoncées le 12 mars par le président diminue un peu ce rythme - en Italie, qui a fermé les écoles le 5 mars, il a été réduit à environ 20% par jour - ce rythme correspond encore à un doublement en 4 jours, c’est-à-dire à une multiplication par 1 000 en quarante jours.

La question n’est pas si les unités de soins intensifs de France seront submergées par une telle progression, mais quand elles le seront. Rappelons que la Lombardie, région italienne la plus touchée par l’épidémie, a vu ses services de soin intensif débordés le week-end dernier 7-8 mars. Rappelons que la France n’a que 8 à 10 jours de retard sur les chiffres italiens du coronavirus. Clairement, c’est une question de jours, pas de semaines.

Lorsque les services de soin intensif d’un pays sont débordés, la proportion des décès parmi les malades du Covid-19 monte en flèche au-delà de la valeur de 2,3% observée en Chine. En Italie, elle a largement dépassé les 6%

Les conséquences de l’échec

Imaginer que des services de soins intensifs parviendront à prendre en charge dans de bonnes conditions, avec un taux de décès limité aux environs de 2,3%, les malades causés par une épidémie que l’on ne cherche qu’à ralentir au lieu de prendre toutes les mesures nécessaires pour la stopper, c’est prétendre qu’en renforçant et élevant une digue, on parviendra à s’opposer avec succès à un tsunami.

Ou encore c’est vouloir prendre d’assaut des nids de mitrailleuse en terrain découvert avec une masse d’hommes chargeant baïonnettes au canon et poitrines au vent, dans le plus pur style de la doctrine d’ « offensive à outrance » appliquée lors de la désastreuse bataille des frontières d’août 1914.

Offensive_a_outrance.jpg

Est-il probable que le gouvernement applique vraiment une telle stratégie ? A chacun de l’apprécier.

Est-ce possible, certainement. Voir justement l’exemple de la doctrine militaire française du début du XXème siècle, et ses résultats en août 1914. Il n’est pas forcément courant qu’une organisation adopte puis maintienne une doctrine ou une stratégie faisant fi des réalités élémentaires - l’existence de la mitrailleuse il y a plus d’un siècle, le caractère exponentiel de l’épidémie aujourd’hui - mais ce n’est pas rare non plus.

L’ « immunité de groupe » de 2020 est-elle l’ « offensive à outrance » de 1914 ?

Mais les principaux concernés suivront-ils ?

La limite de la comparaison avec l’offensive à outrance de 1914, c’est bien sûr que les citoyens de moins de 70 ans ne sont pas des soldats. Il y a deux différences essentielles

Des soldats :

  • Savent qu’ils risquent volontairement leur vie
  • Pensent le faire pour une cause qui éventuellement justifierait leur sacrifice, telle que défense du pays ou propagation d’une idéologie

Les Français de moins de 70 ans :

  • Ne sont pas pleinement conscients que la stratégie suppose qu’ils passent par l’épreuve du feu
  • Ne seraient pas nécessairement convaincus que la cause – éviter la stratégie alternative et son coût la suspension des activités non-essentielles de l’économie de leur pays pendant plusieurs mois – justifierait le sacrifice de leur vie !

La réalité, c’est qu’il est difficile à imaginer que le prochain débordement des services de soins intensifs dans certaines parties de la France - la région Grand Est la première probablement - et la montée en flèche du taux de décès qui s’ensuivra soit accepté avec équanimité par les médecins d’abord, l’ensemble des Français ensuite. Le plus probable, c’est que le gouvernement décide alors de lui-même d’adopter en catastrophe la stratégie de confinement et de quarantaine, comme l’Italie, mais avec une semaine ou dix jours de décalage - et des pertes humaines multipliées en conséquence. Si le gouvernement n’agissait pas, ce serait les Français eux-mêmes qui appliqueraient cette stratégie, de manière spontanée et désordonnée, en refusant de se rendre au travail en nombre de plus en plus grand, comme les y inciteront des chiffres de décès et des descriptions d’hôpitaux devenus des mouroirs similaires à celles que la Lombardie a commencé à signaler il y a quelques jours

Le résultat serait alors un effondrement non contrôlé de l’activité, par retrait en désordre d’un grand nombre de travailleurs. Et un tel effondrement désordonné non contrôlé serait de toute évidence beaucoup plus dommageable qu’une suspension contrôlée des activités non essentielles. Ne serait-ce que parce qu’il concernerait aussi une partie au moins des activités essentielles.

En réalité, préservation des vies humaines et préservation de l’économie vont de pair !